Jeudi 13 avril 2023 par Ralph Gambihler

Les Éclats

Univers paranoïde, précipice existentiel, soleil toujours plus livide... Fulgurants Éclats décidément que ceux de Bret Easton Ellis. Son essai décapant d'il y a trois ans, White, le suggérait déjà: voix majeure de la littérature américaine (American Psycho, Suite(s) impériale(s)...), Ellis ne peut écumer ailleurs que dans l'excès, le toxique, la transgression. Sauf que cela n'est jamais gratuit et qu'une sensibilité à vif, même à l'approche de la soixantaine, continue d'imprégner la plume toujours alerte d'un auteur qui ne se voilera jamais la face.

Un prénom suffit d'ailleurs à donner le ton. Le narrateur, jeune écrivain en herbe dans le Los Angeles du début des années 80, s'appelle Bret. Doté d'un caractère taciturne, ou alors faussement énigmatique, notre ami se donne de grands airs, à moins qu'il ne veuille surtout donner le change. Homosexuel caché, il s'affiche avec une blonde splendide et endosse ce qu'il appelle lui-même le rôle d'un "participant palpable " au sein d'une jeunesse dorée et superficielle. Il est vrai que dans ces contrées californiennes, tout le monde porte des lunettes de soleil, musarde en voiture de luxe, se délasse au bord de la piscine familiale et se fout comme de l'an 40 de l'arrivée au pouvoir d'un certain Ronald Reagan. Seuls importent le tube New Wave du moment, le prochain film d'horreur qui va faire le buzz, la dose adéquate de valium et de cocaïne sans oublier le sexe, bien évidemment.

Et voilà que dans ce "labyrinthe de la pantomime " surgissent deux intrus: un nouvel étudiant au profil ténébreux qui intègre le lycée privé du narrateur et un tueur en série qui sévit dans la région. Et si ces deux intrus n'en formaient qu'un ? Cette hypothèse, qui taraude de plus en plus le jeune Bret, le rend tellement dingue qu'on se demande s'il ne recèle pas lui aussi un Mister Hyde dans son for intérieur. Les mensonges dès lors n'ont plus qu'à proliférer, un producteur fricotant avec de jeunes garçons s'en mêle, des animaux de toute espèce (y compris un iguane) finissent dans un sale état tandis qu'un minibus de couleur beige étrangement angoissant n'en finit plus de roder dans les parages. On dirait un scénario de David Lynch ou de Brian De Palma.

Les interstices de cette odyssée cinématique sont pourtant aussi intenses que ses péripéties successives. Cette torpeur made in L.A, toutes ces ronces plus ou moins carnivores dans le jardin secret de tel ou tel protagoniste, les sauts dans le temps entre l'insouciance passée et la maturité du "vrai" Bret Easton Ellis revenant entre fiction et autofiction sur une éducation aussi vénéneuse que sentimentale...  Autant d'angles qui ramènent de manière souvent poignante à cette impossibilité d'être soi lorsqu'on a à peine 17 ans et qu'on ne parvient pas à réconcilier sa vérité intime et son habitus au sens bourdieusien du terme, jusqu'à ce que tout se brise en mille morceaux. On repense alors au titre en anglais de ce roman si exceptionnel: The Shards, autrement dit des éclats, mais aussi des fragments de verre, de métal... ou de discours amoureux.

Les Éclats, Bret Easton Ellis (Robert Laffont)