Ma Rainey. Le blues est une femme.
"Seul un homme qui a le blues peut chanter le blues ", osait prétendre l'ethnomusicologue Alan Lomax. "Le blues est une femme", lui répond l'éminent collaborateur de Soul Bag Frédéric Adrian dans une biographie dont le titre vaut manifeste. Jusqu'à paraître, d'ailleurs, dans la collection Résister des éditions Ampelos. Justice, donc, pour Gertrude "Ma" Rainey que toute une branche révisionniste de la critique blues a dédaignée (seuls les jazzeux ont sauvé l'honneur, Hugues Panassié et Boris Vian en tête...) pour des raisons plus ou moins avouables. Justice pour celle à qui Angela Davis avait déjà consacré des pages vibrantes dans un ouvrage Blues Legacy & Black Feminism. Justice, surtout, pour une chanteuse hors du commun qui n'a cessé de s'affranchir des formats de son époque.
"Trop noire, trop grosse, trop démonstrative, trop tapageuse, trop libre...", écrit Frédéric Adrian à propos de Ma Rainey. Et l'auteur d'ajouter, à l'instar d'une Nina Simone dont il avait déjà appréhendé les insoumissions à bonne distance:"Ma Rainey est 'trop'". Sa bisexualité, son féminisme pionnier, son physique ingrat -même si l'un de ses admirateurs a écrit "qu'il y avait plus de sex appeal dans sa lèvre inférieure que Marilyn Monroe dans tout son corps "... Autant de signes qui tranchent avec le tout-venant. L'autonomie de Ma Rainey est d'autant plus remarquable qu'elle se déploie dans le sud ségrégué. D'abord aux côtés de son mari puis en tant que meneuse, elle s'assume sans le moindre complexe. Matrone scrupuleuse (d'où son surnom de "mère du blues ") veillant à ne jamais gruger ses employés, la vulgarité lui est tout autant étrangère, contrairement à ce que suggérait récemment un mauvais film diffusé sur Netflix.
Autre particularité de cette odyssée, l'époque où elle se développe. Au tout début du 20e siècle et avant même l'essor du disque et de la radio, le succès de Ma Rainey a pour cadre un curieux circuit du spectacle itinérant pour un public noir américain. Entre vaudeville et cirque, Ma Rainey y arbore un excentrique collier de pièces d'or, mais entre ses chansons et divers sketchs, des numéros encore plus déjantés s'intercalent: ce type, par exemple, décrit dans le programme comme "la puce au lit humaine " (!!) Comme l'a récemment dit l'auteur au micro de TSFJAZZ, on se croirait dans Freaks, le fameux film de Tod Browning.
La carrière discographique de Ma Rainey s'avère en revanche plus frustrante. Dès 1928, les pontes des grands labels décrètent que son blues est passé de mode alors que Bessie Smith réussira à en prolonger l'esprit, mais dans un narratif davantage lié à son sens du tragique. Ma Rainey s'écarte de ce registre. Son approche du blues repose d'abord sur un mélange de gouaille et de sensualité dont l'authenticité vaut bien celle du country blues acoustique qui supplantera peu à peu les chanteuses de sa génération. Elle aura su également trouver de brillants accompagnateurs comme Louis Armstrong à la trompette ou Fletcher Henderson au piano, et son fameux See, see rider est entré à jamais dans la postérité bien qu'elle n'ait pas composé ce morceau.
Pour évoquer ce destin longtemps éclipsé, Frédéric Adrian n'a pas renoncé à la rigueur et à la concision qui lui sont coutumières, questionnant comme il se doit la fiabilité de certaines sources. Sa lecture attentionnée des publications de l'époque destinées à la population africaine-américaine (de L'Indianapolis Freeman au Chicago Defender...) donne à voir en tout cas une nouvelle Ma Rainey, même si la chanteuse a été récemment l'objet d'un autre livre plus romancé. On est en droit de préférer une démarche moins littéraire mais plus respectueuse sur le plan historique, surtout à l'heure où l'on essaie de nous faire croire que Nina Simone aurait découvert le racisme en apprenant au solfège qu'"une blanche vaut deux noires " ou qu'Armstrong aurait été influencé par les mélodies juives en "composant" Go Down Moses, morceau pourtant publié en 1870.
Ma Rainey. Le Blues est une femme, Frédéric Adrian (Éditions Ampelos). L'auteur était l'un des invités de Caviar pour tous, Champagne pour les autres, sur TSFJAZZ, le 31 mai dernier.