Triste Tigre
L'humilité lui va si bien. Avec ses questionnements, ses contradictions, et surtout une authenticité d'âme aux atours de plus en plus cristallins, Neige Sinno s'empare d'un sillon déjà creusé à maintes reprises. Comment, après Christine Angot et Vanessa Springora, écrire sur l'inceste ? Peut-on faire littérature du trauma ou au contraire la fuir, la littérature ? La plume oscille entre ces deux possibilités, vacille quand le poids du souvenir est trop douloureux, se redresse dans l'humour, la colère ou dans la plus puissante des lucidités. On n'échappe pas à ce "truc", il n'y a pas de rédemption, pas de résilience. Seule la distance permet l'écriture, et peut-être aussi la liberté: Triste tigre nous vient du Mexique où Neige Sinno a fini par trouver sens à sa vie.
Avant, quand rien ne faisait sens, c'était dans les Hautes-Alpes: un beau-père a priori sympa, généreux. Il a suivi une formation de guide de montage, sauvé des vies. Un vrai Saint-Bernard. Sauf quand Neige se rebelle. Elle ne veut pas l'appeler "papa". C'est ça qui l'excite et le pousse à violer l'enfant puis l'adolescente, des années durant ? C'est bien plus tard qu'elle se décide à porter plainte, en accord avec sa mère, et parce qu'il faut absolument protéger d'autres enfants dont cet homme est le père. Il avoue sans difficulté. Neuf ans de prison.
Et après ? Revenir à l'écrit sur les détails les plus glauques ? Pas question, à l'exception d'une seule scène aussi éprouvante que nécessaire. Plonger dans la psyché du violeur ? Là encore, Neige Sinno en éprouve la tentation mais le mépris envers ce bonhomme, plus encore que la haine, écrase tout. Elle préfère relire Nabokov, "débunkant" définitivement certaines interprétations de Lolita: Une séductrice perverse, vraiment ? Pour Nabokov, le salaud, c'est d'abord le narrateur alors que la jeune fille, elle, "n'avait nulle part où aller ".
Ce "nulle part" ne cesse de hanter le récit de Neige Sinno au gré d'une écriture bluffante parce que, étonnamment, sa plume est à la fois vivace et à vif, un peu moins intense, peut-être, aux deux-tiers du récit avant de reprendre couleur et puissance dans les ultimes déliés. Il fallait l'écrire, ce récit dont "il vaudrait mieux ne pas parler ", l'écrire presque contre soi "dans une espèce de rébellion insensée ", procéder en fragments, en éclairs, en renoncements, en transcendance... Et nous, simple spectateur de cette butte-témoin, emporté par ces accrocs et ces fulgurances, on tient là, dans nos mains, un objet-livre qui foudroie.
Triste Tigre, Neige Sinno (Editions P.O.L.)