Capital et race. Histoire d'une hydre moderne
Heureux qui comme Christophe Colomb débarque en Amérique en 1492. Sous ses yeux, des merveilles naturelles à n'en plus finir, mais aussi d'étranges peuplades, probablement des "sous-hommes" qui ne sauraient entraver la soif d'or des conquérants, même si sur ce point il leur faudra déchanter assez rapidement. Qu'importe, c'est bien un rapport inédit à la nature et à l'autre que ce diptyque appropriation/émancipation inaugure dans un mélange de candeur et de brutalité. Race et capital -la race comme catégorie d'analyse et non pas comme réalité biologique- s'y trouvent pour la première fois incorporés dans un même paradigme ethno-économique dont l'américaniste Sylvie Laurent déploie la généalogie avec une clarté d'érudition et une sensibilité jamais dissimulée.
On retrouve là les qualités d'une historienne dont la rigueur emprunte de radicalité avait déjà percé à jour la notion de "pauvre petit blanc " chère à Donald Trump, même si c'est surtout sa biographie décoiffante de Martin Luther King qui a fait date. Dans son introduction, Sylvie Laurent souhaite justement "reprendre la conversation trop vite interrompue entre Karl Marx et Martin Luther King ", ce dernier ayant jusqu'à sa mort relié de plus en plus nettement les structures profondes du racisme à celles du capitalisme américain. La chercheuse observe comment, par la suite, des débats sans fin ont opposé race et classe alors même qu'il faut au contraire envisager comme une "hydre", selon elle, exploitation et domination. Dit autrement, le principe de race, tel un "fait social total", est bien le "modus operandi d'un capitalisme en formation " dans l'espace atlantique à partir de 1492.
De quoi bousculer une certaine tradition marxiste. Le prophète barbu a entraperçu, certes, dans les "contrées aurifères et argentifères de l'Amérique " comme dans la nuit esclavagiste qui va suivre, l'américanité des racines du capital européen, mais il n'en a guère explicité la logique organique. Sans pour autant incarner une "datation hypothétique du capitalisme ", 1492 fait pourtant bien office de matrice, d'après Sylvie Laurent qui note aussi, au passage, l'expulsion la même année des juifs d'Espagne et la spoliation de leurs biens pour financer d'autres caravelles. Là encore, et alors même qu'ailleurs en Europe la figure du Juif incarne pour certains les maléfices du capital, la visée américaine va irrémédiablement unir théories raciales et expansion économique.
Ce souffle messiannique, les Etats-Unis le réinterprètent dès leur fondation: là où Colomb s'intéressait plus aux richesses qu'à la valeur et à rebours des conquistadors dilapidateurs, les premiers colons venus d'Angleterre entendent moraliser, si on peut dire, leur "devenir-monde" au prisme d'une forte imprégnation religieuse. Répertoriant et évaluant possessions présentes et potentielles, ils "quadrillent, distribuent, investissent et codifient, s'inscrivant dans le temps long du capital sans fin ". "Après l'amour de l'or, le Nouveau Testament, la loi et le compas ", poursuit Sylvie Laurent. La terre elle-même, surtout la terre indienne, devient l'objet d'une prédation, d'une marchandisation et d'une capitalisation dont la transformation des Noirs en "bêtes de somme " parachève la logique. Plus encore qu'Adam Smith et ses vœux d'un "doux commerce ", ou encore Voltaire répandant l'esprit des Lumières tout en s'enrichissant grâce à l'esclavage, c'est la fable de Robinson Crusoé qui résume au mieux ce capitalisme "civilisé". Clôturant son île, il veille à ne rien dilapider (sauf l'oiseau au bout de son fusil...) tout en domestiquant sans violence ce "sauvage" de Vendredi.
Marx avait déjà commencé à stigmatiser ces "robinsonnades", d'autres sont allés plus loin: W.E.B. Du Bois avec sa fameuse Color line, Frantz Fanon selon qui aux colonies, "l'infrastructure économique est également superstructure ", mais aussi deux femmes, à commencer par Hannah Harendt dont la présence surprend parmi toutes les références chères à Sylvie Laurent. Peu sensible à la ségrégation raciale aux Etats-Unis où elle s'est installée, la philosophe libérale a en revanche parfaitement discerné, notamment à la lumière de la guerre dite des "des Boers" en Afrique du Sud, le lien entre race et capital, ainsi que les prémisses de l'expérience totalitaire dans la domination coloniale de l'Europe en Afrique.
Mais c'est une autre figure exemplaire de lucidité et d'intégrité qui nous hante le plus au sortir de ce livre, celle de Rosa Luxemburg à qui d'ailleurs Arendt a parfois emprunté certaines expressions... Rosa Luxemburg qui a été la première à mettre à jour le cycle infernal prédation, spoliation des ressources et domination des colonisés hors d'Europe. Bien en avance sur un Lénine qui ne voyait dans l'impérialisme que "le stade suprême du capitalisme ", la théoricienne et révolutionnaire allemande en faisait au contraire un "trait intrinsèque de sa nature ". On comprend son ironie face au "cri d'effroi" qui saisit l'Europe lors de la destruction par les Allemands de la cathédrale de Reims en 1914 alors que ce même "monde civilisé" n'avait témoigné qu'indifférence lorsque ce même impérialisme allemand faisait mourir de soif des milliers de Herero dans le désert namibien du Kalahari. Elle évoque aussi dans le même texte l'exploitation génocidaire du caoutchouc amazonien au début du 20e siècle dans la région du Putumayo... en Colombie. Heureux qui comme Colomb, pourtant, débarquait en Amérique.
Capital et Race: Histoire d'une hydre moderne, Sylvie Laurent (Le Seuil)