Lundi 9 mars 2020 par Ralph Gambihler

Yiddish

La langue-vestige d'un peuple assassiné revit grâce à la documentariste Nurith Aviv, première femme chef-opératrice reconnue en France où elle a notamment travaillé avec Agnès Varda. Devant sa caméra, le poète et traducteur israélien Dory Manor témoigne pourtant d'un lourd passif. Dans son enfance, le yiddish, expression ancestrale des Juifs ashkénazes, était associé à la crainte et à la terreur liées à la Shoah, mais aussi à d'autres mots -diaspora, faiblesse, féminité- pour le moins hors-jeu face au paradigme d'un Israël fort, carré et viril. Le poète hébraïsant s'est enflammé, depuis, pour cette "langue chapardeuse qui vole, qui prend tout ce qui lui tombe sous la main " : polonais, allemand, hébreu. Tout le contraire de la fermeture et de l'isolement dans lesquels ont grandi les jeunes Israéliens, ajoute-t-il.

Née elle aussi en Israël, Nurith Aviv a gardé le même souvenir d'une langue méprisée par rapport à l'hébreu, ainsi qu'elle le souligne dans son joli texte d'ouverture face à la mer bleue de Tel-Aviv. Les sept jeunes qu'elle a filmés racontent pourtant bien autre chose. Qu'ils soient nés en Israël comme Dory Manor ou originaires d'Anvers, de Saint-Pétersbourg ou de Varsovie, qu'ils soient Juifs ou non, le yiddish les a galvanisés par sa richesse intime, celle d'une langue-poème au cœur de toutes les avant-gardes. Kafka avait tout faux, finalement, lorsqu'en 1912 il exaltait l'authenticité du yiddish au prix de quelques énormités. Il parlait d'une langue sans grammaire, incapable de générer de grands écrivains, autocentrée sur la condition juive et la nostalgie du "shtetl", la bourgade juive typique d'Europe centrale.

Loin de cette caricature, Yiddish donne à entendre des poètes et des poétesses rebelles, féministes, globe-trotters invétérés flashant sur New-York et ne cherchant aucun "foyer". Moyshe-Leyb Halpern fut comparé à Rimbaud. Celia Dropkin n'hésitait pas à recourir à des images sexuelles plus ou moins explicites. Peretz Markich, dont on aurait aimé que nous soit précisé son destin tragique (Staline le fit exécuter en 1952 lors de la "Nuit des poètes assassinés"...), avait tout du "bad boy". Le trou noir de la Shoah, certes, allait marquer du sceau de la tragédie plusieurs destins (Avrom Sutzkever y survécut, contrairement à Debora Vogel...), mais la réalisatrice a fait le juste choix d'évoquer cette thématique que dans les dernières séquences de son documentaire, leur conférant par la même occasion un caractère encore plus poignant.

Pour le reste, et au-delà d'une écriture volontairement minimaliste, c'est d'abord une sorte de vitalité lumineuse qui irrigue la mise en scène. L'attention aux voix, aux frémissements et aux enthousiasmes de ces jeunes passionnés donne à Yiddish une pulsation particulière. Le moment où chacun d'eux lit son poème de chevet devant la caméra, le visage prenant la moitié de l'écran à côté du texte traduit en français, articule à merveille passé et présent, mélancolie et exaltation, mémoire et élan créatif. Un "Tout-monde" dans une seule langue. Pas étonnant que dans les rencontres prévues pour marquer la sortie du film, un certain Patrick Chamoiseau fasse acte de présence.

Yiddish, Nurith Aviv. Sortie en salles le 11 mars. Rencontre avec Patrick Chamoiseau le 12 mars au cinéma Les Trois Luxembourg à Paris. La réalisatrice était aussi l'une des invités de Caviar pour tous, Champagne pour les autres, sur TSFJAZZ, le 27 février dernier. À réécouter ici.