Lundi 28 août 2023 par Ralph Gambihler

Wayne Shorter tout en apesanteur sur Prime Video

Songes, flottements, méditations. Disparu en mars dernier, Wayne Shorter lévitait en dépit de toute pesanteur.  "Zero gravity", effectivement, avec cette douceur funambule -voire somnambule- qui enrobait la sonorité de son saxophone sans que jamais la ciselure de son jeu n'en dissipe la ferveur. Il fut à la fois un acteur décentré et central de l'odyssée du jazz. Décentré car peu soucieux de se mettre en avant dès lors que de forts tempéraments attiraient les projecteurs. Central tant il aura été la colonne vertébrale de diverses formations, ne serait-ce qu'à travers son art de la composition qu'il résumait en affirmant que c'était comme "improviser en plus lent ". Ainsi modifia-t-il, subrepticement mais définitivement, le visage de cette musique.

C'est justement l'étendue et la diversité de ce parcours, mais aussi la force d'âme de son protagoniste que Wayne Shorter: Zero Gravity  parvient à saisir avec émotion et inventivité. Au gré de plusieurs interviews avec Shorter et celles comme ceux qui l'ont aimé, mais en y ajoutant aussi des effets graphiques particulièrement évocateurs, la réalisatrice Dorsay Alavi situe d'emblée le saxophoniste dans une fantasmagorie cosmique que sa fréquentation du bouddhisme n'a fait qu'accentuer. Déjà dans le Newark de son enfance, il transforme avec son frère aîné, et par la seule puissance de leur imaginaire, un terrain vague avoisinant en désert du Sahara ou en planète Mars. Le jeune Wayne Shorter aime aussi les super-héros. Plus tard, il se tournera vers les fées.

Science-Fiction, fantasy... Cette mystique pré-New Age n'a jamais fait litière en même temps d'une conscience à vif de la ségrégation même si, de par son éducation, Wayne Shorter n'est guère tombé dans l'aigreur et le repli communautariste. Pour le reste, le génial auteur de Speak No Evil a toujours affectionné les têtes brûlées, comme si elles l'arrimaient à un centre de gravité qu'il semblait fuir par ailleurs: Art Blakey avec ses Jazz Messengers, Miles Davis dans le fameux 2e quintette, Joe Zawinul lors de l'épopée Weather Report... Elles se fracassent parfois entre elles, les têtes brûlées, tel Blakey promettant à Miles de lui casser tous les os s'il lui chipe son précieux saxophoniste. Dommage que le documentaire soit moins prolixe sur une autre tête brûlée, le trompettiste Lee Morgan, pour lequel Wayne Shorter était si soucieux.

Les archives ne cessent en même temps de vibrer tout au long de cette "Wayne Story" résolument cinématique et que rythment de chouettes reconstitutions en noir en blanc. Certains témoignages, de Sonny Rollins à Joni Mitchell, sont tout aussi marquants. Le pianiste Danilo Perez, pilier du quartet que le saxophoniste forme au début des années 2000, se souvient par exemple de ce que lui répondait le maestro lorsqu'il l'interrogeait sur les répétitions d'avant-concert. "L'inconnu ne se répète pas, Danilo "... Fabuleuse remarque également d'Herbie Hancock au regard des hardiesses d'écriture musicale propres à cet ultime quartet dont la 3e partie du documentaire prend le temps de se faire l'écho: "Le jazz n'est peut-être pas visible, mais c'est comme le cœur qui est à l'intérieur du corps. Il bat. Le jazz, c'est la même chose. Il est souvent invisible, caché à l'intérieur, mais il continue à grandir et à évoluer ".

Difficile enfin de ressortir indemne lorsque le documentaire énumère les épreuves personnelles auxquelles Wayne Shorter a été confronté. Le sublime Infant Eyes donne le ton pour évoquer l'échec d'un premier mariage malgré la naissance de Miyako pour qui ce morceau a été composé. Le drame s'amplifie avec l'autre fille du musicien, Iska, partie à 14 ans après des crises d'épilepsie à répétition. Survient enfin ce tragique été 1996 quand le musicien perd sa 2e épouse, Ana Maria, lors de l'accident du vol TWA 800 au large de Long Island. Autant de séquences évoquées avec une infinie pudeur et qui laissent entrevoir une transcendance quasi-innée chez Shorter face à ce qui ensevelirait n'importe quelle autre personne.

Est-ce l'énergie d'une âme d'enfant entretenue sur plusieurs décennies qui lui donne alors la force de survivre ? La musique a-t-elle forcément le dernier mot, à l'image du sublime Gaia qu'il interprète au soir de sa vie avec Esperanza Spalding ? La réalisatrice du documentaire et son producteur, un certain Brad Pitt, semblent plutôt invoquer pour leur part cet art immémorial du "Zero Gravity", cette fameuse apesanteur qui, comme le dit lui-même en conclusion le plus céleste des saxophonistes, "permet de faire des choses dans l'instant présent car cet instant est le seul où il est possible de changer le passé et de dicter le futur ". Quel bien fou, au final, que de parler de Wayne Shorter au présent...

Wayne Shorter:Zero Gravity, réalisé par Dorsay Alavi et produit par Brad Pitt. À découvrir sur Prime Video.