Veillée de famille
"Ils sont venus, ils sont tous là...". Bon, en fait, ils ne sont que trois, contrairement à ce que chante Aznavour, même s'il y a bien une "mamma" qui se meurt. Pour l'heure, elle est alitée, hors-champ. Un long couloir sépare sa chambre de la cuisine où patientent ses trois enfants, Guillaume, Jeanne et Yvan. Sur la table, un "babyphone" crachote, non pas pour savoir si bébé dort, mais si leur mère respire encore.
Vous sentez poindre le sordide ? N'ayez crainte, tant cette Cette Veillée de famille, troisième spectacle de Gilles Gaston-Dreyfus au Théâtre du Rond-Point, est un régal d'écriture aussi grinçant que tordant. C'est comme si Bertrand Blier rencontrait Michael Haneke, avec en supplément d'âme de grands bols de tendresse. À-propos de bols, justement... Quand Jeanne les dispose sur la table en guise de pause-café, la fratrie déglinguée en voit de toutes les couleurs: qui disposera du bol vert? Qui prendra le jaune? La chamaillerie ramène la part d'enfance de chacun alors que ces trois-là ont déjà dépassé la cinquantaine. On se dispute les souvenirs, mais aussi le rapport privilégié à la mère qui n'est plus en mesure de trancher.
Et chacun chancelle, à sa manière, au miroir de son mal-être du moment et autres frustrations accumulées, sans même avoir recours à d'obscurs secrets de famille. Ils n'en ont pas l'air, comme ça, mais qu'est ce qu'ils s'aiment ! C'est du bois dur, cet amour, alors même qu'on ne choisit pas son frère ou sa soeur et que chacun, par nature, est tellement différent de l'autre. Et voilà qu'une mère agonisante les renvoie tous à leur finitude, qu'elle soit sans filtre à l'instar d'Yvan (Stéphane Roger), propice à un essaim de névroses comme c'est le cas pour Jeanne (Dominique Reymond), ou alors prenant le masque du cynisme puisque c'est le mode privilégié de Guillaume (Gilles Gaston-Dreyfus).
Du fait même de son statut d'auteur, c'est ce dernier qui prend l'ascendant sur le plateau, avec cette musicalité dans la voix qui offre de chouettes contrepoints à ces partenaires. Seul sur scène dans Mon ami Louis, en duo dans Couple, c'est vraiment dans le tiercé de tête que Gilles Gaston-Dreyfus excelle, avec en bonus cet air de Sidney Bechet qui jaillit soudain d'un radiocassette. On y entend le son de saxophone swingant puis lancinant de son oncle, Bernard "Pépé" Pollack. Cette veillée de famille, décidément...
Veillée de famille, Gilles Gaston-Dreyfus, au Théâtre du Rond-Point, à Paris, jusqu'au 7 avril. Coup de projecteur avec l'auteur-interprète le 22 mars, sur TSFJAZZ (13h30)