Un raisin au soleil
"Jamais vu autant de Noirs dans un théâtre, ni autant de vérités sur leurs vies montrées sur scène "... C'est en ces termes qu'en 1969 James Badwin rend compte de l'impact d'Un raisin au soleil, l'œuvre la plus célèbre de son "amie-sœur " Lorraine Hansberry, emportée quatre ans auparavant par un cancer alors qu'elle n'avait que 34 ans. Et pourtant, cette pièce de 1959 n'aura pratiquement jamais été montée en France, contrairement à d'autres classiques du théâtre américain comme La Ménagerie de verre et Mort d'un commis voyageur. On croise les doigts pour que la traduction vigoureuse et inspirée qu'en offrent ces jours-ci Samuel Légitimus et Sarah Vermande change la donne.
Situé dans le Chicago des années 50, le récit est centré sur une famille noire qui rêve d'ailleurs, surtout lorsqu'un chèque d'assurance-vie inespéré laissé par un mari défunt offre à sa veuve l'occasion de quitter l'appartement miteux qu'elle partage avec ses enfants, sa bru et son petit-fils. Sauf que le fils, Walter (campé dans la distribution originale par le regretté Sidney Poitier qui reprendra aussi le rôle à l'écran...), ne l'entend pas de cette oreille. Plutôt que d'aller vivre dans un quartier blanc où les siens seront de toute façon indésirables, il veut utiliser l'assurance-vie de son père pour monter une affaire qui va cruellement faire pschitt...
"On est enchaîné à une race qui ne sait que se plaindre, prier et faire des mômes ", oppose-t-il aux valeurs véhiculées par sa mère, pieuse "mama" cramponnée à sa plante verte et qui ne se laisse pas pour autant marcher sur les pieds. Un autre échange entre eux frappe aussi par la lucidité dont faisait alors preuve la toute jeune Lorraine Hansberry: "-Walter, pourquoi tu parles toujours autant d'argent ? -Parce que c'est la vie , Mama ! -Autrefois la vie c'était la liberté aujourd'hui c'est l'argent. On peut dire que le monde change... -Non, ça toujours été l'argent, simplement nous, on ne le savait pas..."
Tellement emblématique, ce choc mère/fils... C'est pourtant la fille, Beneatha, qui nous happe en premier lieu, comme si Lorraine Hansberry s'était d'abord identifiée à ce personnage féminin en quête d'émancipation, attiré par des études de médecine et qui méprise l'un de ses prétendants issu de la bourgeoisie noire. Son comportement trouble davantage lorsqu'elle apparaît en tenue traditionnelle pour faire plaisir à un étudiant nigérian et qu'elle éteint alors la radio où passait un morceau de blues en lâchant: "Assez de cette saleté assimilationniste !"...
De fait, d'un héritage à l'autre, qu'il passe par l'Afrique ou par une assurance-vie, Lorraine Hansberry questionne avant tout l'authenticité de ses personnages, leurs contradictions entre tentation de l'avilissement pour sortir du ghetto et soif de dignité, prise de conscience communautaire et antagonismes entre sexes, classes sociales et générations. Son regard est gorgé d'acuité, de tendresse, et la puissance d'émotion de son propos n'a pas pris une seule ride.
Un raisin au soleil, Lorraine Hansberry, Editions de l'Arche. Traduction signée Sarah Vermande et SamuelLégitimus, lequel sera l'un des invités de Caviar pour tous, Champagne pour les autres, ce mercredi 23 février, sur TSFJAZZ, à partir de 19h.