Samedi 21 septembre 2013 par Ralph Gambihler

Trois grands fauves

Déjà auteur de quelques romans (Le Baiser dans la nuque, La Délégation norvégienne...) dédiés à des sages-femmes, des chasseurs et des cosmonautes, Hugo Boris entre à présent dans la cage aux lions de trois monstres sacrés: Danton, Hugo et Churchill. La plume est experte, délicate, inspirée. Elle ne rechigne pas non plus au dantesque face à trois ogres dont l'auteur traque à fois l'animalité, les vacillements et la rugissante ardeur à défier la mort, quitte à passer du stade de monstre sacré à celui de monstre tout court.

Le premier à maltraiter la faucheuse, c'est Georges Danton. Sur le chemin de l'échafaud où il espère encore que le peuple lui viendra en aide, le voilà qui se paie une fringale des plus saugrenues. "Il va mourir dans une minute et l'idée de manger a pris toute la place"... Il ne respecte rien, décidément, ce bovin de tribun qui, pourtant défiguré par un taureau dans sa prime enfance, multiplie les conquêtes amoureuses. Dans la nuit hivernale d'un cimetière parisien, Danton va même jusqu'à déterrer sa femme morte en couches pour lui mouler le portrait.

Victor Hugo à présent ou comment on apprend, écrit malicieusement l'auteur, que "Danton s'est trompé puisqu'il suffit de manger ses enfants pour gagner en longévité"...  Aucun de ses descendants, effectivement, n'aura survécu à l'auteur des "Châtiments" (à l'exception d'Adèle, bien que son état mental en ait fait une demi-morte...) doté d'une sexualité dévorante et qui, même en vénérable grand-père, s'amuse à faire peur à ses petits-enfants. "Frappé par tant de calamités intimes, il n'éprouve plus le remords de vivre, se régénère comme un foie que l'on s'amuserait à rogner. (...) Cette vigueur, il l'a prise où il pouvait. Sur les siens justement. Ils étaient à portée de main"...

Vu son rôle lors de la 2e Guerre Mondiale, la monstruosité de Churchill est moins apparente, et pourtant... C'est qu' Hugo Boris a d'abord saisi Winston dans le mépris que lui voue son père et dans l'irritabilité dépressive et exacerbée -le fameux "Black Dog"- où ce désamour originel va éternellement le plonger dés qu'il n'est pas dans le feu de l'action. En voyage à Munich en pleine montée du nazisme, une pensée lui traverse l'esprit: "Une nouvelle guerre lui redonnerait un peu de souffle. Les dangers extérieurs de la Grande-Bretagne le protègeraient de ses périls intimes"... On comprend qu'Hitler, qui avait pourtant eu l'occasion de le rencontrer, ait toujours craint cet Anglais imbibé d'alcool, de sang et de larmes.

Des correspondances s'esquissent, en filigrane. Lors d'une vraie-fausse séance de spiritisme à Jersey, Victor Hugo se fait traiter de guillotineur par l'esprit de Marat: "Tu aurais été Danton ou tu n'aurais pas été Hugo !"... Le même Hugo défend la souscription lancée pour que soit érigée à Paris une statue en bronze de Danton devant laquelle, plus tard, Churchill se recueillera... Aux grands hommes, la patrie reconnaissante ? Dans le panthéon personnel d'Hugo Boris, ce sont d'abord les failles qui dessinent la Chaussée des Géants, inspirant, au passage, l'exercice de style le plus brillant de cette rentrée littéraire.

"Trois grands fauves", Hugo Boris (Belfond). Coup de projecteur sur TsfJazz (12h30) avec l'auteur, ce lundi 23 septembre