Toute la beauté et le sang versé
Malgré un bouquin mémorable de Jean-François Bizot désireux de lui rendre toute sa signification politique, la culture Underground, tel le bourgeois s'encanaillant, s'est déclinée à des sauces parfois bien frelatées. Une photographe-culte vient heureusement témoigner de que ce mode de vie a pu avoir d'irrécupérable, aussi bien en termes de conscience de soi que de mise en danger de l'ordre établi. Elle s'appelle Nan Goldin et devant la caméra de la documentariste bostonienne Laura Poitras qui sait si bien fusionner avec le passé et les combats de la célèbre artiste américaine, tout se tient dans son parcours.
Tout se tient, y compris ce qui ne fait pas forcément trait d'union. Côté pile, l'amazone libérée des années 70-80, égérie d'un New-York résolument queer, féministe, antiraciste et dédié à toutes les marges. Côté face, la sexagénaire menant désormais le bal contre une richissime famille qui dissimule à travers divers mécénats ses méfaits pharmaceutiques. Les Sackler ont mis sur le marché un opioïde destructeur: dépendance, overdoses... Cette crise des opiacés aura fait 500 000 morts aux Etats-Unis en l'espace de 20 ans. Nan Goldin, qui a elle-même failli y passer, a juré de leur faire la peau.
Ainsi la voit-on multiplier les happenings façon Act Up dans les années 80, courant de musée en musée -ces mêmes musées qui la mettent souvent à l'honneur- pour que le nom des Stackler n'y figure plus, eux qui se sont faits une spécialité de blanchir leur argent à travers divers dons. Certaines de ces actions ont aussi une dimension artistique, et notamment ces fameux lancers d'ordonnance au Guggenheim. On peut y voir un premier lien avec ce qui nous est raconté par ailleurs sous forme de diaporamas d'archives restituant d'autres combats, mais aussi les œuvres phares de la photographe (notamment la plus célèbre, The Ballad of Sexual Dependancy...) qu'elle commente en voix off.
L'alternance présent/passé n'en demeure pas moins abrupte, et pas seulement en raison du grain de pellicule qui diffère d'une époque à l'autre. Une césure viscérale est également à l'œuvre, et c'est comme si cette césure perçait de part en part l'âme d'une artiste encombrée de fantômes et de dénis. Comment elle-même pourrait faire le lien entre l'exultation dans la marge, l'hécatombe des années Sida où elle perd quasiment tous ses amis et son activisme en format news du temps présent ? Quelque chose s'est cassé chez Nan Goldin, et cela dès le départ, peut-être, à travers le destin tragique d'une sœur trop rebelle aux yeux d'une certaine Amérique.
Cette frangine dont une mère destructrice tente de dissiper le spectre en citant une phrase de Conrad extraite de Au Cœur des ténèbres, ces morts du Sida qu'on ne voulait pas voir, ces victimes de la nuit opiacée auxquelles les Stackler ont pareillement refusé de se confronter jusqu'à y être contraints en visioconférence par un juge fédéral... La césure chez Nan Goldin vient aussi de tous ces dénis qu'elle a encaissés et qu'elle a fini par transcender, jusqu'à ce film si finement construit qui, rien que dans son titre, fait autant de place au sang qu'à la beauté. Poignante hybridité.
Toute la beauté et le sang versé, Laura Poitras, Lion d'or à la dernière Mostra de Venise. En salles depuis le 16 mars.