Tout bouge autour de moi
Au plus fort de l'émotion qui suit le séisme, Dany Laferrière tente de dissiper les craintes de son apprenti écrivain de neveu qui voudrait bien signer un grand roman sur ce 12 janvier 2010 en Haïti. Il estime, le neveu, que c'est l'événement de sa génération, ce tremblement de terre, et il a peur d'en être dépossédé par son oncle, mais Dany Laferrière le rassure immédiatement : un roman sur le séisme ? A vrai dire, l'auteur de "L'Enigme du retour" ne s'en sent ni la force, ni la capacité... Ce sont tout juste quelques fragments arrachés d'un carnet noir qui résument, ces jours-ci, ce qui a "bougé" il y a tout juste un an, à Port-au-Prince et dans ses environs.
Mais peut-être que les fragments en disent plus qu'un long roman : "16h53. Le moment fatal qui a coupé le temps haïtien en deux". Avant 16h53, Dany Laferrière attend son homard, dans l'hôtel Karibe où il a débarqué en provenance de Montréal pour assister à un festival littéraire. Mais en lieu et place du homard, c'est un bruit de train ou de mitrailleuse qui envahit tout. "La terre s'est mise à onduler comme une feuille de papier que le vent emporte. Bruits sourds des immeubles en train de s'agenouiller. Ils n'explosent pas. Ils implosent, emprisonnant les gens dans leur ventre"...
Que reste-t-il, une fois que tout a bougé ? Dany Laferrière ne s'étend pas sur l'horreur... Sa plume, très vite, se hisse au-dessus des gravats pour noter que, contrairement au béton, certaines fleurs, au bout de leurs tiges, ont survécu à la secousse... Il faut juste se repérer autrement désormais... "Tu vois, là où se trouvait le Carribean Market ? Tu continue à passer deux immeubles par terre, et c'est à droite"... Une foule se met à chanter dans la nuit pour calmer la douleur, des marchands d'art exposent à nouveau leurs tableaux dans la poussière, comme pour mieux faire le lien avec ces peintres primitifs qui, juste avant le séisme, bavardaient avec des marchandes de mangues et d'avocats...
Les images, les portraits, se bousculent dans "Tout bouge autour de moi". On y respire encore, malgré la catastrophe, les couleurs caribéennes qui inspiraient Malraux autrefois lorsqu'il découvrait dans la peinture haïtienne ce qui rend futile toute agitation devant à la mort. On y entend respirer, surtout, l'âme d'un peuple rebelle qui survit d'énergie et de sang-froid et qu'il ne faut surtout pas irriter avec tous les clichés véhiculés il y a un an par les médias dominants qui inventaient des pillages qui n'existaient pas avant de broder sur le thème: "Haïti, pays maudit", ou encore "Haïti année zéro".
On les jette à la poubelle, les deux siècles avant l'an zéro, s'indigne Dany Laferrière ? On fait comme s'il n'avait jamais eu lieu, ce "prodigieux bond d'Afrique en Amérique" qui voit Haïti devenir la première république noire des Caraïbes, dans la solitude la plus absolue ? Faut-il accepter qu'en ces quelques jours de janvier 2010, Haïti aura été finalement plus vue par le reste du monde que pendant les deux siècles écoulés? La mémoire fera le lien entre l'ancien et le nouveau, conclut l'auteur, malgré les lenteurs de la reconstruction, malgré la gabegie politicienne et ses stupéfiantes capacités de régénération, malgré la misère, le choléra, et toutes les galères qu'Haïti continue à traîner dans son sillage alors que ce pays est avant tout poésie, peinture, musique, oralité... Et puis aussi cette saveur du homard que Dany Laferrière finit par déguster, dans l'endroit même du désastre, comme pour mieux conjurer le découragement et la pitié dans une terre qui devrait d'abord inspirer l'admiration.
"Tout bouge autour de moi", de Dany Laferrière (Editions Grasset). Dany Laferrière est l'invité des "Lundis du Duc", ce 10 janvier, à 19h, en direct du Duc des Lombards, au côté de la batteuse Julie Saury et du saxophoniste André Villeger, qui se sont beaucoup mobilisés pour Haïti au moment du séisme. Dany Laferrière a également préfacé "Haïti mon pays" (Sortie le 13 janvier aux éditions de la Bagnole) rassemblant des poèmes d’enfants haïtiens .