Toni Morrison et les fantômes de l'Amérique
"Je prends un fait, puis il croît comme un cristal, couche après couche, et on obtient quelque chose de mieux que le fait: la vérité "... Deux ans après sa disparition, l'art et l'œuvre de Toni Morrison résonnent avec toujours autant d'acuité comme le filme avec beaucoup de tact et d'à-propos Claire Laborey dans Toni Morrison et les fantômes de l'Amérique, diffusé sur la chaîne Toute l'Histoire le 2 juin.
Ce récit a pour épicentre Beloved (1987), le roman le plus connu de Toni Morrison, celui qui lui a notamment valu le Nobel de littérature. S'inspirant de l'odyssée douloureuse de Margaret Garner, une esclave en fuite qui au moment d'être à nouveau capturée préféra tuer l'un de ses enfants pour lui éviter d'être à jamais enchaîné, l'écrivaine imaginait le fantôme de la petite fille disparue revenant hanter sa mère. Toni Morrison en était convaincue, "une mémoire peut s'asseoir à côté de vous à table ".
Des spectres et des chaînes, des vivants et des morts... L'auteure de Jazz a toujours fait chorus de ce passé qui ne passe pas. Elle en a prolongé les plaies d'une époque à l'autre, de l'esclavage à la ségrégation, à l'instar de cette "inquiétante étrangeté " qui irriguait avec tant de force Home, l'un de ses derniers romans. Ce décryptage du refoulé, Toni Morrison l'aura poursuivi jusqu'aux années Trump. Elle n'était plus de ce monde lors de la mort atroce de George Floyd il y a un an, mais le mémorial des Africains Américains tués par la police qui hantent eux aussi le documentaire de Claire Laborey n'avait pour elle aucun secret.
L'écrivaine avait aussi de quoi s'enorgueillir de son passé d'éditrice, depuis l'autobiographie d'Angela Davis jusqu'à la publication du Black Book, cette anthologie de photos, de chansons, de lettres et de dessins racontant le peuple noir. Elle savait aussi dépasser certaines modes, voyant dans le mouvement Black is Beautiful une concession inutile à l'idéologie blanche. "Je le savais déjà que j'étais belle", disait-elle...
Son universalisme n'avait rien de figé. Il parlait aussi bien à l'exubérant metteur en scène de théâtre Peter Sellars qu'à l'écrivaine d'origine chinoise Yiyun Li dont les témoignages, sans doute parce qu'ils relèvent d'une autre généalogie, sont d'autant plus marquants. Une voix off réduite au minimum, des extraits de Beloved plus pénétrants les uns que les autres et un travail d'archives, de bande-son et d'animation graphique sans la moindre fausse note parachèvent la réussite de ce documentaire qui montre à quel point Toni Morrison a ouvert les yeux de plusieurs générations, donnant plus que jamais confiance en une certaine Amérique enfin résolue à regarder ses fantômes en face.
Toni Morrison et les Fantômes de l'Amérique (2020), Claire Laborey. À voir sur la chaîne Toute L'Histoire ce mercredi 2 juin, à 22h17. Coup de projecteur avec la réalisatrice ce lundi 31 mai, sur TSFJAZZ (13h30)