Mercredi 20 juillet 2011 par Ralph Gambihler

Tom Harrell au Sunside

Alors c'est aussi ça, le jazz... Un type seul dans sa tête, dans son monde, dans sa musique. Quand les autres font leur solo, il est immobile, prostré, momifié. Seules les lèvres, dirait-on, murmurent on ne sait quelle mélodie intérieure. Le menton est affaissé, les yeux sont cachés derrière des lunettes noires, du moins pendant le premier set. Tom Harrell les enlève, les lunettes, au 2ème set,  mais on ne voit toujours pas le regard. On n'entend pas sa voix, non plus, sauf lorsqu'il donne le nom des musiciens qui l'accompagnent avant de lâcher, comme si ça l'arrachait de partout, un "Merci beaucoup" poignant d'humanité et qui donne envie de pleurer.

Alors voilà... Chet Baker n'est plus là, mais encore plus déglingué, encore plus fragile, encore plus bouleversant que l'édenté de San Francisco, Tom Harrell et les fantômes qui hantent ses cauchemars plongent le Sunside dans une communion sans nom. On est avec lui, même si lui n'est pas avec nous. On tremble de le voir trembler. On tressaille quand de sa trompette fusent les premières notes... Elles accrochent l'air, les notes, au début. Et en même temps, elles s'auto-irradient, ça brûle de partout ! Léo Ferré s'énervait de ne jamais voir la poésie contemporaine fréquenter  les "mots mal famés"... Tom Harrell, lui, n'a pas peur des notes mal famées... Il n'hésite pas non plus à ajuster et à réajuster le micro, à envoyer valdinguer la partition.

Plus tard, au cours de la soirée, il s'apaisera un peu, remplacera la trompette par le bugle, et des récifs de son âme déchirée jaillira  une source cristalline. Alors on cessera de trembler. On oubliera les démons intérieurs. On écoutera le cristallin et on trouvera que ça va trop bien ensemble avec la déferlante de hard-bop qui est également au programme de la soirée. Tom Harrell vient de sortir un disque magnifique, "The Time of the Sun", dont David Koperhant dit le plus grand bien dans son blog. On y entend un quintette dans sa plénitude, avec des accents à la Horace Silver, des bouffées de son caribéen et un parfum du Blue Note de la grande époque...

Alors sur scène, ça donne un mélange étonnant entre le trompettiste blanc livide et les quatre blacks tout en puissance qui l'accompagnent. Au ténor, Wayne Escoffery prend des virages sportifs et vertigineux qui défrisent l'atmosphère, mais c'est surtout la section rythmique qui en impose: Ugonna Okegwo est tout en sueur à la basse, Danny Grissett n'est pas du genre à taquiner seulement deux ou trois touches de son clavier magique, et aux drums Johnathan Blake amorce ses solos dans une sorte de transe tranquille virant  à l'ouragan sur "Modern Life" et "Otra" qui sont par ailleurs les deux sommets de l'album auxquels on peut ajouter le majestueux "Estuary"...

Alors Tom Harrell n'a plus qu'à exulter dans ce maelstrom où seule la musique parvient à exprimer ce qui relève ailleurs de l'indicible ou du mutisme. Il oublie ses douleurs sur une superbe ballade en duo avec son contrebassiste. Dans les confins de son mal-être,  il prend soudain la lumière en plein visage et, pendant un court instant, je vois ses yeux qui s'ouvrent... Oui, c'est aussi ça, le jazz...

Tom Harrell au Sunside... C'était lundi et mardi dernier. "The Time of The Sun" est sorti sur le label High Note Records.