Timeloss
Toujours le même ciselé, la même finesse, la même douceur pour dire à la fois les chagrins du coeur et du monde. Toujours ces voix qui vous bercent dans une langue mystérieuse (le farsi) et universelle. Toujours cette humilité de plateau pour décliner les ressources de l'art théâtral tout en les malaxant avec des outils moins traditionnels comme la vidéo. Ainsi fonctionne Amir Reza Koohestani, jeune metteur en scène iranien dont chacune des créations, depuis huit ans qu'on le suit, est une réponse tenant toujours du prodige à la vieille question de Montesquieu, "Comment peut-on être Persan ?"
em>Timeloss, son tout dernier-né, renvoie à la pièce qui l'a fait connaître dans le monde entier, Dance on Glasses. Séparé par une longue table, un couple dansait sur des verres et se consumait dans l'amour défait. Finalement, chacun restait à sa place, bloqué sur sa chaise même si, à un moment, il parvenait à se déplacer vers elle. Peut-être était-il trop autoritaire pour éviter la séparation. Peut-être était-il aussi trop égocentrique, trop enclin à prendre ses fantasmes pour la réalité.
Et voilà que dans Timeloss, Amir Reza Koohestani se met à rêver retrouvailles entre ces deux-là ou plutôt retrouvailles entre les comédiens censés les incarner et qui se sont aimés, eux aussi. Sauf que désormais chacun est devant sa propre table, tourné vers un écran invisible où il s'agit de synchroniser, pour un DVD à paraître, la vidéo de l'ancien spectacle. Les voix et les corps ont changé, pourtant. L'auteur de la pièce, que l'on entend en voix off, a aussi ses exigences. La rumeur de ce que l'Iran a traversé politiquement depuis près d'une décennie n'est pas non plus complètement absente. Mais les caractères, eux, restent les mêmes.
Il continue à faire son cinéma, à jouer les martyrs de la rupture non digérée. Elle continue à lui opposer une vraie fausse sécheresse, à feindre le mutisme, à jouer les désabusées ou alors les insoumises, notamment lorsqu'elle allume une cigarette. On pense au Bergman de Après la Répétition, mais ce qui fascine réside surtout dans la mise en abyme du huis clos, l'aller-retour entre la vidéo et ce qui se passe sur scène, la superposition des dialogues passés et présents jusqu'au moment où les acteurs mûrs que l'on voit sur scène prennent la place, dans la vidéo, des jeunes visages d'autrefois.
Une émotion impalpable s'empare alors du spectateur au fur et à mesure que les retrouvailles dégénèrent dans l'impasse. Encore une fois, les voici bloqués sur leur chaise, sans même l'instant de fugace proximité qui donnait le change, autrefois. Dans l'obscurité du plateau, Orphée retourne à son silence et Eurydice porte un foulard jaune.
Timeloss, Amir Reza Koohestani, Festival d'Automne, au Théâtre de la Bastille, à Paris, jusqu'au 30 novembre. Coup de projecteur avec le metteur en scène, jeudi 27 novembre, sur TsfJazz (12h30)