The Valley of Astonishment
C'est donc auprès d'un monsieur de 89 ans qu'il faut se ressourcer, désormais, lorsqu'on est en quête d'un théâtre qui ne fait pas de manières. Avec le concours de sa fidèle complice, Marie-Hélène Estiene, notre dernier des géants, Peter Brook, met en scène The Valley of Astonishment dans son antre des Bouffes du Nord. On en ressort, comme c'est souvent le cas avec le maître anglais, émerveillé par tant de fluidité dans l'épure, l'esprit nimbé de mots, de lumières et de musiques.
C'est d'ailleurs le sujet-même de la pièce, ce dénuement de l'âme dans l'entrecroisement des sens. A l'image d'un Rimbaud associant des couleurs à des voyelles, les personnes atteintes de synesthésie activent leurs mémoire en fusionnant des mots ou des nombres avec des couleurs, des positions dans l'espace ou des images précises. Dans une configuration voisine, les notes de musiques peuvent aussi êtres converties en couleurs ou en sensations. Mais un tel talent n'est pas forcément gage de bonheur pour les personnages de la pièce.
Notamment pour Sammy ( Kathryn Hunter, boule d'énergie dévalant d'on ne sait quelle strate du cinéma muet...), une journaliste "saturée" par sa prodigieuse mémoire jusqu'à devenir, façon "Freaks", la vedette d'un spectacle de cirque. Prolongeant d'autres créations de Peter Brook sur les méandres du cerveau humain, The Valley of Astonishment se signale aussi par quelques emprunts philosophiques à l'une de ses pièces les plus connues, La Conférence des Oiseaux. Sur le mode du conte, il est fait appel à l'humilité du genre humain ("Si tout tombait dans le néant, depuis le poisson jusqu'à la lune, on trouverait encore au fonds d'un puits la patte d'une fourmi boiteuse"...) face aux logiques parfois glaciales de la science et de la société du spectacle.
Savoir oublier, c'est aussi une manière de se revigorer. L'allègement sera donc le grand art de The Valley of Astonishment. Trois chaises, deux tables, des acteurs endossant tour à tour le rôle du patient et du neurologue, un pianiste s'essayant soudainement au monologue (Raphaël Chambouvet, ex-vainqueur du concours de Jazz à la Défense), un simple geste enclenchant une toute autre scène... "Au théâtre, il suffit qu’un visage se tourne et tout se renverse", affirmait récemment Peter Brook sur le site Rue 89...
Cette ciselure dans la légèreté n'exclut pas, certes, quelques faiblesses. La séquence du jazzfan dont les coups de pinceau sur le plateau reflètent le ressenti à l'écoute de Monk, Miles et Coltrane est étrangement peu raccord avec la musique que l'on entend alors ("Je ne pensais pas que c'était si enlevé, Coltrane", me dira ma cavalière d'un soir...), tandis que l'épisode du tour de magie qui fait intervenir le public flirte un peu avec le branchouillet. La beauté délabrée des Bouffes du Nord, heureusement, donne d'avantage de lustre à tout ce que cette création regorge de magie et d'émotions, et lorsque Sammy, aidée par son agent, finit littéralement par "brûler" tous les mot qui empoisonnent sa mémoire, on en est tout consumé, au plus beau sens du terme.
The Valley of Astonishment, Peter Brook (création surtitrée en anglais), aux Bouffes du Nord, à Paris, jusqu'au 31 mai.