Ten
Deux jazz(s) sont en train de mettre le feu à l'an 2010 : un jazz féérique et auto-fluorescent, coupé du monde, tournant en orbite autour de lui-même et retranché dans sa propre grâce, que ce soit sur le mode stratosphérique à l'image de Brad Mehldau ("Highway Rider") ou alors dans un registre plus cristallin version Keith Jarrett ("Jasmine")... Et puis il y a un autre jazz moins rêveur mais plus bouillonnant; un jazz qui souffle comme le vent, qui prend à la gorge à force de se laisser lui-même agripper par le monde extérieur; un jazz rageusement contemporain qui connait son histoire et ses racines tout en les fondant dans un alliage précurseur entre tradition et innovation. "Yesterday, You Said Tomorrow", nous balançait en début d'année Christian Scott...
Jason Moran reprend la même dialectique avec "Ten", un album qui le consacrera définitivement à la rentrée, si ce n'est déjà fait, comme le pianiste le plus accompli de sa génération. "Ten", comme les 10 ans de Bandwagon, ce trio de l'écurie Blue Note que Jason Moran porte sur les fonts baptismaux en 2000 dans l'album "Facing Left", avec Tarus Mateen à la basse et Nasheet Waits à la batterie. Ces trois là ne sont pas restés collés ensemble, pendant ces dix ans... Pour sonner aussi organique, il leur fallait sans doute multiplier au préalable les expériences, les rencontres, croisant leur swing avec d'autres musiques dites actuelles (rock, hip-hop...), signant ici ou là -notamment en ce qui concerne le leader du trio- diverses compositions pour des festivals, des ballets, des documentaires...
On en retrouve toutes les variations sur "Ten", à l'image de ce "Gangsterism over ten years" qui, dans ses accents pop et sa dominante bluesy, décline un thème que Jason Moran explore depuis ses débuts, comme en écho à la célèbre série "Gangsterism" de Jean-Michel Basquiat, son peintre préféré... D'autres figures tutélaires, encore... Thelonious Monk bien sûr, dont Jason Moran détricote le "Crepuscule with Nellie" pour mieux l'embellir, mais aussi deux mentors à visage humain, Andrew Hill et Jaki Byard, avec l'émouvant "Play To Live" et surtout le trépidant "Bob Vatel of Paris" qui mélange le stride le plus exubérant à des accélérations free dont le pianiste a le secret, comme si Fats Waller avait rencontré Cecil Taylor.
Il se plait, d'ailleurs, Jason Moran, à mordre avec ses 35 ans dans le "vieux style" pour en sortir, au gré d'une suprême ironie, encore plus mordant ("Big Stuff", "Nobody"). Cela n'exclut pas des climax plus contemplatifs qui, au passage, portent l'album au sommet... "The Subtle One", composition de Tarus Mateen, est effectivement d'une subtilité déchirante. Le solo de "Pas de deux", intercalé entre deux prises de "Study No 6" (l'une pour batteur, l'autre pour contrebassiste) nous montre à quel point l'ancien gamin de Brooklyn sait aussi faire entendre le silence, comme dans les plus belles pièces du répertoire classique.
"Feedback Pt.2", avec son accroche sample empruntée à la guitare de Jimi Hendrix, est tout aussi fascinant, et c'est avec le même pouvoir d'émotion qu'une ligne de basse suffit à paraphraser, dans "RFK In The Land of Apartheid", le fameux discours de Robert Kennedy: « Chaque fois qu’un homme se dresse pour défendre un idéal, ou améliorer le sort de ses semblables, ou redresser une injustice, il fait naître une minuscule onde d’espoir et, venues d’innombrables foyers d’énergie et d’audace, ces ondes forment un courant qui peut balayer les plus puissantes murailles de l'opposition et de l’oppression »... Intime, bluffant et magnétique, le jazz de Jason Moran balaie pareillement les murailles...
"Ten", de Jason Moran (Blue Note) Sortie le 23 août