Vendredi 9 mai 2014 par Ralph Gambihler

Smart: enquête sur les internets

Rien de mieux qu'une enquête de terrain au royaume de l'immatériel. C'est à partir de ce postulat-oxymore que Frédéric Martel revisite la planète Web en modifiant échelles et perceptions. Sous la plume de ce chercheur toujours inspiré ( il a signé des ouvrages remarqués sur les cultures U.S. et mainstream...), Internet n'est plus un "tube" mais un puzzle, le global se fragmente et la Toile, surtout, prend enfin un visage humain.

Gaza, La Havane, Soweto... Trois endroits, entre autres, où l'on utilise les mêmes réseaux sociaux et applications qu'ailleurs dans le monde, mais dans une optique complètement différente: internet de combat et d'émancipation dans la cité-enclave, internet censuré sur l'île castriste, internet de survie dans les townships sud-africains... De la Silicon Valley à Pékin, en passant par New Dehli, Le Caire et le continent noir, Frédéric Martel montre ainsi qu'il existe autant d'usages du web qu'il y a de territoires. Le numérique détecte les risques de glissements de terrain dans les favelas brésiliennes tout en contribuant à leur revitalisation urbaine. Les réseaux sociaux font la guerre aux narcotrafiquants au Mexique. Au Kenya, les agriculteurs disposent d'une application qui leur permet d'anticiper, à cinq jours, le prix de vente des fruits et légumes...

Ces effets de territoire, de langue, de culture, s'amplifient à mesure qu'on se connecte de plus en plus à Internet via le téléphone. Les pays émergents ou en développement ont ainsi directement sauté l'étape du PC, du CD et du DVD pour accéder, grâce au smartphone bon marché, à un internet mobile, speed et supra-anglophone. A contrario, les tentatives autoritaires de créer des Smart Cities sur le modèle de San Francisco, comme Poutine tente de le faire en ce moment dans le froid polaire de Skolkovo, hypothétique cité numérique perdue dans la toundra moscovite, se heurtent justement au manque d'ancrage humain, culturel, historique et donc à un défaut de territorialisation.

Voyageuse et visionnaire, la démarche de Frédéric Martel ne répond pas, en même temps, à certaines inquiétudes. Jusqu'où va aller la dématérialisation du livre et de l'audio dans ce nouveau World Wide Web ? Et qu'en sera-t-il de l'avenir des intermédiaires ? La Smart Curation, autrement dit ce journalisme de la recommandation qui viendrait compléter ou corriger les contenus que les algorithmes agrègent et proposent aux internautes, ne risque-t-elle pas d'être un simple palliatif à l'extinction programmée de toute prescription culturelle ?

Convenons avec l'auteur que tout ce qui est de l'ordre de l'accélération invite déjà à se défier du moindre angélisme, le feuilleton NSA ayant montré par ailleurs que sans régulations, Big Brother a encore de la ressource. Il reste que la lecture  "contre-intuitive" et  sans à-priori idéologique de Frédéric Martel est autrement plus "smart" que la tentation de jouer les Cassandre vis-à-vis d'une transition numérique qui, si on ne se contente pas de la subir, peut réconcilier la mondialisation avec le respect des identités, des communautés et des cultures. D'où le mot "internet" au pluriel, et avec une minuscule. Cela fait déjà beaucoup moins peur, même si ce monde là reste toujours aussi fascinant.

"Smart. Enquête sur les internets", de Frédéric Martel (Stock). Coup de projecteur avec l'auteur, ce lundi 12 mai, à 12h30 sur TSFJAZZ.