Side Steps
Il est passé par Miles, il repassera par Miles. C'est entre ces deux points de jonction avec le légendaire trompettiste, de 1956 à 58, que John Coltrane va tapisser le label Prestige de ses torrentiels sheets of sound , autrement dit ces fameuses nappes de son dont parlait le critique Ira Gitler. Un coffret de cinq disques témoigne de ces années gorgées de hard-bop. Le titre est judicieux: Side Steps, comme pour mieux annoncer l'album de géant que Coltrane signera au printemps 59...
Universal avait déjà sorti, à-ce-propos, deux coffrets similaires qui donnaient à entendre, toujours chez Prestige, les sessions dont le saxophoniste était le leader, mais ici, c'est Coltrane le sideman, Coltrane l'accompagnateur, qui tient la vedette... On peut d'ailleurs déjà lire "Featuring John Coltrane" sur certaines pochettes 33 tours de l'époque intégrées au coffret. Elles rappellent un peu l'esthétique Blue Note, ces pochettes.
On sait que Bob Weinstock, le patron de Prestige, carburait à fond sur le modèle du célèbre label d'Alfred Lion, jusqu'à lui emprunter pour le son l'immémorial Rudy Van Gelder... Les deux producteurs, (et cela, Woodstock le rappelle malicieusement dans l'interview-fleuve qu'il a accordée dans le livret au critique Ashley Kahn) avaient également en commun la confiance qu'ils accordaient à des jazzmen qui n'étaient pas encore sous les feux de la rampe.
Certains d'ailleurs n'ont pas été beaucoup plus loin... C'est le cas du jeune tubiste Ray Draper qui n'a que 17 ans lorsqu'il enrôle Coltrane dans une fascinante session où le mix ténor-tuba produit quelque chose d'un peu gloomy mais qui tranche avec les usines à swing dont regorgent d'autres galettes... On retrouvera Ray Draper à la fin des sixties, au côté d'Archie Shepp au festival free jazz d'Amougies, puis dans la colonne "fait divers" en 1982, lorsque après avoir sombré dans l'héroïne il est abattu d'un coup de revolver par des jeunes délinquants en plein coeur de Harlem.
Autre temps fort du coffret, l'illustrissime Tenor Madness, où John Coltrane dialogue à merveille avec Sonny Rollins. L'interaction est moins évidente avec Hank Mobley, mais c'est surtout auprès de trois grands pianistes que Coltrane s'épanouit: Tadd Dameron, tout d'abord, avec un Mating Call nimbé d'accents latinos... Red Garland ensuite, dont deux pièces maîtresses, les très bluesy Soul Jonction et All Mornin' Long, ont certainement accéléré le divorce avec Miles Davis quand ce dernier ne jurait plus que par Bill Evans...
Mal Waldron, enfin... La "révérence radiophonique", écrivait sur son blog David Koperhant lorsque le pianiste était passé nous voir à TSF JAZZ... C'est la quintessence de ce Side Steps, Mal Waldron... Des larmes perlent sur son JM's Dream Doll dédié aux amours de Jacky McLean, le coeur passe à Mach 2 sur le pulsant One by One, tandis que le futur accompagnateur de Billie Holiday délivre sur Don't Explain un arrangement d'une fulgurante modernité... Non, vraiment, il n'y a rien de vieillot dans ces longues plages de plus d'un demi-siècle où les solos coltraniens tenaient déjà plus du bouillon que du brouillon, et cela dans une ferveur collective dont finissent toujours par se nourrir les musiciens les plus avant-gardistes...
Side Steps, John Coltrane (Prestige/Universal, coffret de 5 CD)