Schneider, Adjani, Delon et les autres: 50 éclats de cinéma
Un metteur en scène qui vous maltraite tout en vous réinventant, un casting propice à de lourdes rivalités, un rôle d'autant plus marquant que le film est rejeté... Autant de situations propres aux actrices/acteurs qui font à la fois étincelle et mythologie sous la plume de Jérôme d'Estais. Avec aussi une dimension plus tragique au regard des séquelles entraînées par telle ou telle rencontre comme si l'interprète, matière première d'un film, en était aussi la matière explosive. 50 récits en portent la trace, 50 tournages plus ou moins mouvementés comme autant de portraits et de points de bascule dans une carrière.
Anémone est l'une des premières à ouvrir ce bal alphabétique, transfigurant dans Le Grand chemin un rôle qu'elle méprise au départ. Nathalie Baye rechigne tout autant à jouer La Provinciale chez le si discret Claude Goretta, elle qui rêve d'en finir avec une image trop convenable tout en préférant des cinéastes qui "la pillent " et la "cassent "... Pialat et Godard, par exemple. Ces deux-là sont incontournables. Sophie Marceau en fait la douloureuse expérience dans Police, "tour imprenable " grâce à qui le film garde encore tout son mystère. Godard va plus loin encore, saccageant Claude Brasseur dans Détective pour le rendre enfin minéral dans quelques beaux films ultérieurs. Il avait précédemment émietté Yves Montand dans Tout va bien (un petit bout de son oreille, un fragment de son nez...), comme pour mieux "saisir la "nature disparate de l'artiste et lui faire atteindre l'unité qui le grandit "...
Au gré d'une écriture qui subjugue par sa densité et son usage des virgules comme autant de fondus enchaînés, l'auteur poursuit son florilège de frictions: Maria Casarès doit pleurer en gardant le visage immobile dans Les Dames du Bois de Boulogne, Fernandel enrage dès lors qu'il comprend qu'il n'est pas le personnage principal de L'Auberge Rouge, Depardieu sombre avec La Lune dans le caniveau. Chorégraphié à son insu, il n'a pourtant jamais été aussi magnétique à l'écran. Encore plus emblématique, le cas Luchini. Sur le tournage du malaisant Ma Loute, il souffre d'être dirigé par un Bruno Dumont si haineux envers toute forme de naturalisme, mais lorsqu'il découvre les rushes, c'est la révélation: ce réalisateur, écrit l'acteur dans son journal de bord, "a composé à travers moi. Mon seul mérite éventuellement: me laisser enfanter ".
Que de grain à moudre pour redéfinir une "politique des acteurs " en complément à celle des auteurs ! Jérôme d'Estais s'y attèle avec bonheur. Il redessine aussi ce paysage à l'aune du mouvement #MeToo (Julie Delpy et son "mauvais sang d'antan " chez Leos Carax, Anouk Grinberg comprenant trop tard que Mon Homme est "le film d'un vieil homme "...), avant de peser mûrement ses mots lorsqu'il est question du Dernier Tango à Paris. De fait, si Romy est sur la photo de couverture de l'ouvrage, c'est bien évidemment une autre Schneider qui est au cœur de l'approche si féconde de l'auteur.
Comment se situer entre ceux qui pour qui le film si beau, si douloureux et désormais invisible de Bernardo Bertolucci "a mis au monde l'actrice Maria Schneider et ceux pour lesquels il a fait mourir la femme "? Des mots très durs contre le cinéaste italien (et aussi contre Marlon Brando) actent le récit désormais non modifiable du tournage. Le mot "viol" est écrit noir sur blanc. Jérôme d'Estais rappelle cependant à quel point la jeune comédienne allait mal dès le départ avant même d'être happée par la drogue.
Tourner ce film, c'était pour elle une joie, c'était être au centre. "On ne peut pas accuser la chance de porter les germes du désastre ", écrira Bulle Ogier. Une autre grande actrice ménagera à Maria Schneider la seule parenthèse heureuse de son parcours, lui offrant enfin à travers un documentaire féministe "le droit de regarder, de dire, le pouvoir de décider ": il s'agit de Delphine Seyrig que Jérôme d'Estais imagine, telle la Fée des Lilas dans Peau d'Âne, prévenir sa protégée, mais trop tard: "Mon enfant, on n'épouse jamais ses parents..."
Schneider, Adjani, Delon et les autres: cinquante éclats de cinéma, Jérôme d'Estais (Editions Marest). Coup de projecteur avec l'auteur, ce lundi 3 octobre, sur TSFJAZZ (13h30)