Sans filtre
Comme aurait pu l'écrire Shakespeare s'il avait déplacé légèrement dans Hamlet son théâtre des opérations, il y a bien quelque chose de pourri au royaume de Suède. De pourri et en même temps d'extraordinairement tonique quand les remugles d'une civilisation sont filmés avec autant de panache et que le pays qui a vu naître Bergman nous bluffe désormais avec Ruben Östlund.
Deuxième palme cannoise et troisième réussite consécutive pour l'infernal Scandinave. Seule la méthode diffère nettement. Après les dérèglements infimes d'un couple en haute altitude (Snow Therapy) et la loi de la jungle en mode incrustation quand elle investit l'univers feutré de l'art contemporain (Le Square), Östlund envoie le boulet de canon: un couple de jeunes top-models explose au moment de payer l'addition dans un restaurant, de richissimes passagers remplissent un yacht de déjections diverses et avariées, des naufragés sur une île réinventent la dictature du prolétariat... En trois tableaux formant une seule trame avec au milieu un climax à la Jérôme Bosch, Sans filtre badigeonne l'écran de son nihilisme-bouffe.
Riches et pauvres, jeunes et vieux, féministes, "woke" et autres défenseurs de la cause animale que le sort tragique d'un âne révulsera certainement... La kalachnikov suédoise n'épargne personne. Elle laisse en même temps la truelle au vestiaire tant le réalisateur excelle à exposer, à côté de leur veulerie, leur cynisme ou leur inconscience de classe, le malaise qu'éprouvent ses personnages. Cette prime à la réversibilité (des profils comme des situations..) a toujours été la marque de fabrique d'Östlund. Elle instille dans la houle puante du récit des solidarités aussi saugrenues qu' inattendues, par exemple entre le capitaine gauchiste du yacht et le Russe bourré de fric qui se fait acheminer des pots de Nutella par hélicoptère...
Même ambiguïté -y compris jusqu'à la toute dernière scène- autour du fameux Karl qui fait une scène à sa copine dans le restau parce que c'est lui qui paye la note alors que son salaire est moins élevé. Il se voudrait progressiste, féministe, ouvert intellectuellement jusqu'à tenter de lire Joyce dans le bateau. Il est surtout dans l'insécurité permanente. Reste l'autre grief souvent formulé contre Östlund, celui de se tenir en surplomb par rapport à ce qui lui tient lieu de fourmilière. Et si l'objection valait compliment ? C'est bien le sublime paradoxe de Sans filtre que ce hiatus entre la fange libérée à l'écran, cette sarabande grossière de monnaies d'échange (fric, sexe, bretzels...), et l'élégance stylistique de la mise en scène surnageant dans une telle mêlée.
De fait, seule la caméra garde ses habits de gala quand tout va à vau-l'eau. Plans-séquences au cordeau, fluidité du montage... C'est avant tout cette mise en scène qui impressionne avec en bonus une mécanique d'orfèvre dans le processus farcesque et un espace de jeu d'autant plus démultiplié lorsqu'il est confiné. Un poil trop longue, la séquence de l'île atténue sans doute cette potentialité. Elle donne en revanche toute sa cohérence au propos d'ensemble dès lors qu'Östlund inverse les rôles sociaux et sexuels.
Difficile enfin de ne pas trouver aussi son bonheur dans la B.O luxuriante jusqu'à en repérer, parmi les motifs dominants, le tendre et ironique Egyptian Fantasy du duo formé par Vincent Peirani et Émile Parisien. On s'en souvient, un accordéon et un soprano dépoussiéraient alors Sidney Bechet de tout son vernis patrimonial pour célébrer au contraire l'aventurier, le voyou créole... L'album avait pour titre Belle époque. La nôtre a plus que jamais besoin de ces voyous du cinéma et du jazz.
Sans filtre, Ruben Östlund, Palme d'or au Festival de Cannes (le film est sorti le 28 septembre)