Saïgon
En interview, Caroline Guiela Nguyen, fille de Vietnamienne et de pied-noir d'Algérie, cite souvent Patrick Boucheron et son Histoire mondiale de la France. Autant dire qu'en matière de grand mix- elle préfère le mot "créolisation"- cette jeune metteuse en scène possède bien des atouts. Ajoutons-y un spleen obstiné dans la façon de frotter à l'intime les fantômes du passé et on tient là une héritière accomplie d'Ariane Mnouchkine.
Surtout au vu de ce Saïgon d'exception qui en a scotché plus d'un au festival d'Avignon, avec en guise d'accroche-cœur un restaurant. Ou plutôt une cuisine tenue par une mama vietnamienne aussi pudique que chaleureuse, Marie-Antoinette. Cachant ses peines et ses deuils, on ne la voit pas prendre une ride au fil du spectacle malgré des allers-retours entre le Saïgon post-Diên Biên Phu de l'an 1956 et le Paris du 13eme devenu terre d'exil au milieu des années 90. Le restaurant a gardé lui aussi sa patte désuète, ses carrelages verts et son espace cabaret -ou karaoké.
Voilà pour le décor où, dans une chronologie qui tient surtout de la mosaïque, s'entrelacent chromos et tempos. Avec sa compagnie Les hommes approximatifs, Caroline Guiela Nguyen ressuscite en premier lieu la fin si méconnue de l'Indochine française, quand certains soldats français repartaient chez eux avec une fiancée vietnamienne. D'autres, qu'on aurait volontiers traités de harkis si le terme existait à l'époque, sont devenus des "Viet kieu", des Vietnamiens de l'étranger. Et quand l'un d'eux, plus tard, décide de revenir au pays, il ne parvient même plus à se faire comprendre des jeunes générations.
À la fluidité chorale de l'ensemble digne d'un Iñárritu première période se greffe un travail sur le langage qui ne se résume pas seulement à la dichotomie français/vietnamien. Parlers anciens ou feuilletés, accents locaux... Une Babel tellement plus émotionnelle que chez Wajdi Mouawad dessine un trajet de larmes dédié à un pays dont on ne se remet pas tant restent vibrants la générosité toute en retenue et le sens du sacrifice de ce si grand peuple pour quiconque a approché, un jour, les rives du Mékong.
Saïgon, Caroline Guilea Nguyen et le collectif Les hommes approximatifs, Ateliers Berthier de l'Odéon (jusqu'au 10 février). Coup de projecteur avec la metteuse en scène sur TSFJAZZ, mardi 30 janvier, à 13h30.