Raphael Gualazzi au Lutétia
Elles sont dans la phase extase, les deux midinettes assises au 2ème rang juste devant moi. L'Italien, elles le croquent du regard, et les paroles des chansons de son dernier album, elles les connaissent par coeur. Seulement voilà, au 4e morceau du concert, Raphaël Gualazzi change soudain de registre et nous offre une magistrale reprise de "Confessin' The Blues" pouponné à l'extrême, avec des solos trompette, guitare électrique et sax baryton qui nous prennent aux tripes ! Et là, comment dire... Les deux midinettes, elles ont un peu le rictus figé. Elles sont devenues muettes. Ce n'est pas dans le dernier album, "Confessin' The Blues". Elles ne reconnaissent plus, les deux donzelles, leur Italien chéri dépossédé du trophée suprême de l'Eurovision la semaine passée lors d'une affreuse embuscade made in Azerbaïdjan.
Nous, au contraire, on est aux anges, parce que ce crooner-là, ce n'est pas seulement, comme on l'écrit partout, un mix étourdissant de Jamie Cullum et de Paolo Conté. C'est plus profond, l'art de Raphael Gualazzi. Plus enraciné dans une mémoire et une culture qui vont chercher du côté de BB King, mais aussi de Fats Waller, Mary Lou Williams et Duke Ellington de quoi redonner un formidable souffle d'air à la note bleue. L'album sorti cet hiver, "Reality & Fantasy", nous avait déjà emballé par son énergie facétieuse, sa sincérité dansante et la très large palette d'un crooner désaltérant sous le soleil de l'Italie les assoiffés de cocktail pop-soul-stride et rhythm & blues.
Mais la rasade aura été encore plus délicieuse, samedi soir, dans le très sélect hôtel Lutétia où le festival "Jazz à Saint Germain des Près" a invité Raphaël Gualazzi. Au chant et au piano, c'est "The Artist"... Ses mains jouent des claquettes sur le clavier. Sa voix fait encore plus le grand écart que dans l'album entre le timbre doux, délicatement éraillé, presqu'atone quand il s'agit de rendre tout son brillant à une simple note, et puis le registre rocailleux, farceur et parfois même carrément fellinien... "Caravan", de Duke Ellington, est joué façon gangsters, avec un Gualazzi hilare, à la fin du morceau, et qui fait mine de mitrailler tous les membres de son septet avec un soin particulier pour le batteur, particulièrement en forme ce soir là.
Bonheur de tant d'allégresse. Bonheur aussi de voir un crooner qui ne joue pas les crooners, qui paraît encore protégé de tout soupçon d'arrogance par une timidité aussi débordante que son sourire jovial un peu ado... Tout cramponné d'ailleurs à son piano, et parce qu'il joue de profil, il n'ose pas regarder le public, sauf lorsqu'il est obligé de changer de clavier pour entamer le trépidant "Love Goes Down Slow" qui, contrairement à ce qu'indique le titre, est le morceau le plus euphorisant de l'album. Pour le reste, ce sont surtout les morceaux chantés en italien, avec toute la douceur solaire de leur phrasé, qui emballent le public, toutes catégories confondues, comme si, le temps d'une soirée où la musique est à ce point à la fête, nous étions tous des midinettes du 2ème rang.
Raphael Gualazzi à l'hôtel Lutétia, à Paris. C'était samedi 21 et dimanche 22 mai. L'album "Reality & Fantasy" est sorti sur le label Sugar.