Dimanche 28 mars 2010 par Ralph Gambihler

Raconte moi

Il y eut Blossom Dearie et son coeur qui faisait boum,  Jean Sablon qui fit connaître Django Reinhardt tout en adaptant les grands standards américains, ou encore Paul Misraki, l'ancien pianiste de Ray Ventura, dont Django -encore lui- devait reprendre le magnifique "Insensiblement"... Tout ça pour dire que Stacey Kent n'est pas sur un terrain vierge lorsqu'elle épouse, tout en swingué et en délicatesse, la langue de Molière. Sa voix, évidemment, se prête sans scories à cette   infusion de notes bleues dans le patrimoine hexagonal.Tellement  tendre, le phrasé... Tour à tour chuchoté ou malicieux, décliné en chansons-bulles où pointe toujours un rayon de soleil, le timbre de la dame du New Jersey fait encore une fois merveille, avec en prime des arrangements doux et limpides  qui donnent à l'album un parfum de désuétude dont il tire, à vrai dire, sa principale ligne de force.

Car elle la revendique, cette désuétude, Stacey Kent, et pas seulement dans le dernier morceau du disque. C'est un joli mot, désuétude, alors que la ringardise est un mot bien moche. De toute façon, ça ne veut pas du tout dire la même chose. La ringardise, c'est ce qui est kitsch, ce qui se veut encore de son temps mais qui ne pue que la naphtaline. La désuétude, c'est le hors-mode, le doux glissement du temporel à l'intemporel, la modestie de l'instant quand il se camoufle en éternité. La désuétude parle au coeur, comme "Les Eaux de Mars"dans la prose de Moustaki, comme un "Jardin d'hiver" fredonné dans le registre de la séduction et non plus en mode nostalgie à la manière d'Henri Salvador, sans oublier "L'Etang" et son prologue tout en pointillés avant que piano et saxes n'emballent l'affaire. La désuétude n'exclut pas un peu de gravité, surtout quand Stacey Kent intègre dans son répertoire "Le Mal de Vivre" de Barbara.

Et que dire des "Vacances au bord de la mer"... C'est le sommet du disque, cette reprise-carte postale d'un Jonasz qui ne m'avait jamais  transcendé jusque là. On se morfondait dans la version originale...  Mais là, au féminin singulier, et sur un tempo plus rapide, l'écran défile sous nos yeux. Les compositions nouvelles du disque n'enlèvent rien au plaisir qu'il dégage, à l'exception peut-être d'une "Vénus du Mélo" qui sonne un peu trop partenariat RTL..  "Au coin du monde" vaut particulièrement le détour, rien qu'à la manière dont Stacey prononce le mot "corps à corps"... ça rappellerait presque Jean Seberg lorsqu'elle demandait "Qu'est ce que ça veut dire, dégueulasse ?"

"Raconte moi", de Stacey Kent (Emi/Blue Note)