Samedi 29 octobre 2022 par Ralph Gambihler

Qui sait

Qu'est-il arrivé aux jurys des principaux prix littéraires pour faire l'impasse sur le second récit de Pauline Delabroy-Allard ? Quatre ans après le remarqué Ça raconte Sarah, on tenait pourtant là un périple débordant d'inventivité romanesque et féministe, enrobé de mystères, de fantaisie et d'émotion, vibrant qui plus est d'une confiance éperdue dans le pouvoir de la littérature quand l'âme va de travers... Misère de Goncourt quand on n'a plus guère le choix qu'entre des récits convenus, perchés ou rabougris alors qu'un tourbillon vous tendait les bras.

Le précédent roman tourbillonnait lui aussi, mais pas de la même manière. Se consumant dans une relation amoureuse avec une violoniste, la narratrice perdait pied, puis se retrouvait soudainement seule, loin de Paris, jetant un froid dissonant dans le rapport que le lecteur entretenait jusque-là avec l'intensité de la plume. Mouvement inverse dans Qui sait, même si là encore un drame en constitue l'ossature: non plus l'éparpillement ou la désintégration, mais le recollage de soi par la seule puissance d'un imaginaire féminin. Le regretté Pierre Soulages n'est pas cité au hasard: "C'est ce que je trouve qui me dit ce que je cherche ".

Ça raconte Pauline, donc... Pauline questionnant à l'aube de la trentaine ses origines. Elle n'a pour cela que trois indices, trois prénoms secondaires dont elle ne s'était jamais vraiment souciée jusqu'ici et qui lui ont été attribués à sa naissance en plus de son prénom principal: Jeanne, Jérôme, Ysé... Un prénom masculin, en plus ! Faute de décryptage parental, la narratrice se lance elle-même dans le jeu de piste, mais quand la perte d'un enfant à la naissance vient cisailler son devenir, et notamment son devenir-couple avec une compagne parisienne, la résolution de l'énigme des prénoms devient encore plus vitale.

Tant pis si elle brode autour, ces prénoms sont ses points d'ancrage, ses autres vies que la sienne, même si leurs propriétaires ne sont plus de ce monde ou ne l'ont jamais été. Elle a besoin de Jeanne, l'aïeule présumée folle, de Jérôme, l'archange des années Sida, et de Ysé, l'héroïne de Paul Claudel dans Partage de Midi. Le lecteur se laisse subjuguer par l'errance, surtout quand elle conduit la narratrice en Tunisie (rien à voir avec les impasses de Trieste de Ça raconte Sarah...) et qu'elle en rapporte un chaton aveugle et maigrelet qui l'accompagne lorsqu'elle s'en va traquer ses fantômes au cimetière du Montparnasse.

On a l'impression que le chaton danse entre les tombes, elle l'a surnommé Tutu. Un danseur apparaît dans le récit, il s'appelle Maxence, comme chez Jacques Demy. Un autre cimetière -le fameux cimetière chinois de Partage de midi- prolonge le puzzle intime. On craque autant, d'ailleurs, pour le chaton que pour la partie Claudel, a priori la plus introspective: "Qu'est ce que je fous là, à me retrancher du monde pour chercher des signes dans cette pièce de théâtre écrite par un ringard illuminé qui ne m'est pas sympathique ? "... La typologie des personnages -une femme, trois hommes- désarçonne tout autant la narratrice. Même étonnement lorsqu'il lui est indiqué que l'action se passe sur le pont d'un grand paquebot en plein océan Indien, entre l'Arabie et Ceylan: "Allons bon. C'est Marguerite Duras, c'est ça ? "...

La pirouette résume l'essentiel: une romancière fan de Duras finit par entrer de plain-pied dans l'univers de Claudel et embarque le lecteur dans une odyssée qui n'est pas sans rapport avec ce que nous ont légué ces deux grands noms de la littérature: cette idée, par exemple, selon laquelle nos tâtonnements dessinent nos contours, mais aussi cette transcendance dans l'écriture et dans les mondes où elle nous transporte: "Sans doute que c'est dans les histoires qu'on existe vraiment, que c'est dans la fiction que se dissimule la vérité, qu'il n'y a pas d'autre endroit où vivre "... Quand un roman devient à ce point une ode sans jamais en rabattre sur sa virtuosité, on en ressort forcément ému et conquis.

Qui sait, Pauline Delabroy-Allard (Gallimard). Coup de projecteur avec l'autrice sur TSFJAZZ, ce jeudi 3 novembre, à 13h30.