Portier de nuit
Que reste-t-il du scandale créé en 1974 par la sortie en salles de "Portier de Nuit" ? Va-t-on encore s'ulcérer, quelques quatre décennies plus tard, de voir l'ancienne déportée juive se rouler dans le stupre avec son nazi incestueux ? N'a-t-on pas dû supporter, depuis, des délires autrement plus insupportables sur fond de négation de la Shoah et de stupéfiante inconscience vis-à-vis d'un passé qui ne passe pas ? Liliana Cavani, elle, n'élude rien de la monstruosité concentrationnaire, et sa vénéneuse Lucia a d'abord tout d'un oiseau grièvement blessé à la merci des crapules hitlériennes avant de se muer en féline carnassière lorsque pètent, un à un, les fusibles de sa mémoire détraquée.
Car comme l'observait si bien le regretté Jean-Louis Bory du "Masque et la Plume" (seul critique à avoir vraiment compris le film à l'époque), cette addiction sado-maso entre la victime et son bourreau des camps devenu portier de nuit d'un hôtel viennois de 1957 ressuscite d'abord un "climat" et une alchimie sexe+violence qui trouvent leur terreau dans l'épouvante, la souffrance et l'humiliation. Avec en bonus les propres mécanismes d'érotisation du fascisme dont un certain cinéma italien n'a eu de cesse d'explorer les zones les plus obscures, depuis "Les Damnés" de Visconti jusqu'à "Salo ou les 120 jours de Sodome", de Pasolini.
Mais plus que la dimension polémico-politique, c'est la poésie barbare de "Portier de Nuit" qui peut éventuellement subjuguer une cinéphilie du 21e siècle... Là encore, il faut revenir à Jean-Louis Bory qui commence son article ainsi: "Le portier de nuit du palace viennois est aussi le portier de la nuit. Il a ouvert à la femme la porte de cette nuit où tourne, immobile, le soleil noir de la svastika nazie"... Et l'ancien critique du Nouvel Obs de poursuivre: "Pas besoin de lire Sade pour savoir que l'amour peut être aussi cet appétit abominable, cette faim de soumission, d'avilissement et de destruction"...
Et puis aussi cette alliance des contraires, l'insatiable dévoration de l'autre qui nous ressemble si peu et la fureur d'en jouir de tous ses pôles négatifs... Cheveux courts, les seins quadrillés par des bretelles et képi sur la tête, Charlotte Rampling en est la ténébreuse incarnation dans l'une des scènes les plus célèbres de ce "Portier de nuit" aussi envoûtant qu'un théâtre d'ombres submergé d'incandescence charnelle.
"Portier de Nuit", de Liliana Cavani, avec Charlotte Rampling et Dick Bogarde (Reprise en salles le 3 octobre) Coup de projecteur avec Charlotte Rampling, jeudi 4 octobre, sur TsfJazz (7h30, 11h30, 16H30)