Picasso l'étranger
Le dossier Picasso sidère autant que son œuvre, à ceci près que c'est la préfecture de police de Paris qui manie le pinceau, du moins à sa manière... À peine en effet a-t-il mis le pied dans la capitale que le jeune peintre espagnol est épié, décortiqué et fiché. On ne fréquente pas des anarchistes catalans, on n'habite pas dans les endroits les moins recommandables de Montmartre et on ne tourne pas picturalement parlant autour des clochards et des prostituées sans inspirer méfiance. Si encore il apprenait à parler français !
Certifié dans le rapport de police d'un certain commissaire Rouquier en 1901, ce statut d'indésirable va poursuivre Picasso pendant des années. De quoi décrypter autrement l'anxiété de son regard de jeune homme, tout comme le caractère échevelé de sa calligraphie, dans les photos et les documents que propose le musée de l'Histoire de l'immigration au Palais de la Porte Dorée. Les œuvres exposées ou reproduites (les traits étrangement inquisiteurs de la Fillette à la corbeille fleurie, par exemple, en contraste avec sa nudité cristalline...) trahissent tout autant ce que cette époque a de sombre.
Picasso l'étranger ne lâche pourtant pas l'affaire, et grâce à de solides amitiés, Paris lui fait bientôt fête. "Cet Espagnol nous meurtrit comme un froid bref ", écrit Apollinaire. Tout aussi sensibles et solidaires, le galeriste allemand Daniel-Henry Kahnweiler et le poète Max Jacob, sauf que leur judaïté va probablement s'inscrire au passif du peintre lorsqu'en 1940, quelques semaines avant l'entrée des Allemands à Paris, sa demande de naturalisation française fait long feu. La fiche de 1901, de fait, n'a pas été oubliée, et encore moins les accointances de Picasso avec les Républicains espagnols ainsi que certaines de ses déclarations pro-soviétiques.
Après guerre, et alors qu'il se résout à construire son propre mythe, Picasso ne demande plus aucune naturalisation. Il a trouvé sa patrie, le PCF, ainsi qu'un refuge définitif, Vallauris, bien plus au sud.. Moins passionnante que la première, cette deuxième partie de l'expo parachève en même temps la cohérence du travail conduit par Annie Cohen-Solal, commissaire de l'événement et autrice du livre Un Étranger nommé Picasso (Fayard), comme si à travers toutes ces lignes de fuite géographiques (y compris à partir de 1930 dans le manoir normand de Boisgeloup), Picasso cherchait d'abord à échapper à une France rance qui aujourd'hui encore, hélas, est loin d'avoir désarmé.
Picasso l'étranger, Musée national de l'histoire de l'immigration, Porte Dorée, à Paris, jusqu'au 13 février.