Dimanche 10 septembre 2023 par Ralph Gambihler

Perspective(s)

Encore un roman épistolaire ? Celui-là heureusement est bien plus haletant et évocateur que la laborieuse tentative de Virginie Despentes l'an passé. Roman épistolaire, mais aussi polar historique ! C'est Laurent Binet qui marie les genres avec une efficacité qu'on ne lui connaissait plus. Après le coup d'éclat HHhH et un essai plutôt bien vu sur la campagne de François Hollande, l'auteur s'était déprécié, notamment lorsqu'il avait transformé en pantalonnade l'odyssée de toute une génération d'intellectuels dans La Septième fonction du langage. Quant à l'ouvrage suivant, poussive uchronie autour de la conquête du Nouveau Monde, il nous était tombé des mains.

On reste au 16e siècle ici, mais sans jamais sortir cette fois-ci de Florence et des nids de vipères qui ont fait sa légende. Il est vrai que l'auteur y a déniché un casting d'enfer... Jugez plutôt: un peintre assassiné, un duc et une duchesse, des intrigants post-Lorenzaccio, des nonnes aussi hystériques que leur idole, le prédicateur Savonarole, sans oublier des opprimés déjà bien initiés à la lutte des classes. Et puis il y a deux guest-stars, et quelles guests-stars ! le vieux Michel-Ange exilé à Rome sans jamais se désintéresser de sa Toscane natale, et la perfide et en même temps si lucide Catherine de Médicis, héritière naturelle reconvertie en reine de France avec un style ("Moi aussi, jadis, j'ai rêvé d'amour...") qui rappellera à bien des lecteurs la célèbre Mme de Merteuil des Liaisons dangereuses.

Ils sont ainsi une vingtaine à prendre la plume, narratrices ou narrateurs pas franchement fiables (y compris l'enquêteur officiel, Vasari, l'homme à tout faire du duc de Florence...) et correspondants pas toujours honorables.... Certains d'entre eux sont d'autant plus suspects qu'ils écrivent tout et son contraire selon leur interlocuteur. Même Michel-Ange semble cacher son jeu dans ce cluedo qui surfe allègrement entre réel et fiction La victime, certes, n'a pas fini avec un couteau dans le cœur comme c'est le cas ici, mais le malheureux Pontormo est bien mort en 1557, date laquelle se déroulent les événements avec, autour de ce peintre maniériste, toute une série d'enjeux artistiques, religieux et politiques.

De fait, on est au crépuscule de la Renaissance, les guerres d'Italie font encore rage mais plus pour très longtemps, et la fièvre inquisitrice a toujours de beaux restes. Quant au baroque, il pointe déjà son nez à l'horizon, bousculant sans vergogne les lois de la perspective classique, d'où le titre de ce roman captivant qui joue également sur le fait que dans tout polar digne de ce nom, plusieurs perspectives s'offrent au lecteur. Pour le reste, et sans jamais se départir d'un humour dépourvu cette fois-ci de toute dérive potache, Laurent Binet rend ce contexte passionnant jusqu'à en mêler tous les segments dans l'élucidation du mystère.

Toujours engagé à gauche, l'auteur sait également retomber sur ses pattes lorsqu'il évoque les ardeurs prolétariennes de l'un de ses personnages, Marco Moro. On ne l'oubliera pas de sitôt, ce fameux "broyeur de couleurs" dont les aspirations à plus d'égalité font écho à une révolte qui a vraiment eu lieu à Florence (même si c'était au 14e siècle), celle des Ciompi, admirablement documentée au passage par un certain Machiavel... On l'aura compris, voilà un récit confectionné avec une minutie d'horloger et qui sait s'emballer au moment où il faut, avec comme point d'orgue une course-poursuite mémorable lors de la grande inondation qu'a connue Florence durant l'automne 1557. Chapeau l'artiste !

 Perspective(s), Laurent Binet, Éditions Grasset. Coup de projecteur avec l'auteur ce jeudi 14 septembre (13h30)