Patrice Chéreau, flamme et enfumages...
Il faut le bousculer de son piédestal pour laisser la tristesse faire son travail. Patrice Chéreau, dont Libération s'est empressé d'annoncer la mort ce soir alors qu'elle devait être officiellement rendue publique ce mardi, incarnait d'abord un pouvoir culturel. On n'ose plus dire "idéologie dominante" tant le mot a été enterré avec la vulgate qui va avec, et pourtant c'est bien du haut de son magistère que le metteur en scène de théâtre, d'opéra et de cinéma sermonna, un jour d'été 2003, les intermittents du spectacle qui faisaient trop de bruit à Avignon.
On le retrouva toujours au chevet des pouvoirs en place plus récemment (avec sa copine Ariane Mnouchkine), lorsque des têtes tombèrent en série dans les centres dramatiques nationaux au nom du renouvellement et de la parité. Concernant le vibrant interprète de Camille Desmoulins dans le "Danton" de Wajda, cet appui prêté aux guillotinades d'Aurélie Filippetti laissa quelque peu rêveur. On ne se laissait guère plus attendrir, il faut bien l'admettre, par la frénésie de mise en scène qui lui apporta un certain succès sur grand écran. "Ceux qui m'aiment prendront le train" nous laissa sur le quai. Et ne parlons pas de "La Reine Margot" ! C'est un autre Patrice Chéreau qui nous manque, ce soir...
Celui qui nous manque sculpte des corps entremêlés dans "Intimité". Il fait dire à Kerry Fox, qui n'est que présence charnelle au-delà-même de tout sex-appel, "J'ai rencontré un homme. Pas comme moi. Je me disperse. Lui, il sait ce qu'il fait"... Le Chéreau qui nous manque creuse ce qu'il y a de plus âpre dans les soubassements du coeur, offrant en 1983, avec "L'Homme Blessé", une représentation de l'homosexualité à jamais inscrite dans l'ADN du cinéma français. Il retravaille la même thématique autrement, quelques 20 ans plus tard, encore sous l'emprise des années Sida, avec une oeuvre d'une douceur, d'une sobriété et d'une cruauté qui ne font même pas obstacle à la sérénité qui embrase les dernières minutes du film: "Son Frère", autre sommet dans l'oeuvre de Patrice Chéreau.
Et puis il y eut le Chéreau qu'on nous raconta... Celui qui redessine complètement l'espace scénique, dans les années 70 et 80, avec des pièces où il donne libre cours à sa fantasmagorie expressionniste et à sa vision d'un théâtre-monde. Il en restera, paradoxalement, un dépouillement pictural de toute beauté quand nous serons à notre tour admis à son école du regard dans le hangar bi-frontal des ateliers Berthier où Dominique Blanc incarne Phèdre... Cela devait pourtant être autre chose, quelques décennies plus tôt, que ce Peer Gynt au milieu des ombres transfiguré par Gérard Desarthe sur la scène du Théâtre de la Ville... Et de la même manière qu'on aurait aimé être une souris remontant le temps pour contempler dans l'après-guerre Jean-Louis Barrault et Edwige Feuillère dans "Partage de Midi", quel bonheur cela aurait été que d'être assis dans les gradins des Amandiers, à Nanterre, en février 1983, pour voir Michel Piccoli, Philippe Léotard et Myriam Boyer débouler sur l'air du "Caravan" de Duke Ellington dans la célèbre pièce de Bernard-Marie Koltès, "Combat de nègre et de chiens"...
Maelstrom visionnaire sur scène, alchimie feutrée des corps et des sentiments à l'écran... Patrice Chéreau avait la flamme des grands créateurs. Quand elle n'enfumait pas certains de ses discours, nul doute qu'on s'y consumait avec fièvre.
Patrice Chéreau (2 novembre 1944-7 octobre 2013)