Pacifiction -Tourment dans les îles
Cocktails, surfeurs et... sous-marins fantômes. Dans un décor paradisiaque guetté par on ne sait quel péril, Benoît Magimel campe un Haut-Commissaire de la République pour le moins tourmenté. Nous sommes à Tahiti, et voilà qu'une rumeur de reprise des essais nucléaires met les autonomistes locaux sur les nerfs. Un amiral libidineux, un Portugais qui prétend s'être fait voler son passeport et un Américain à la mine patibulaire semblent incarner d'autres menaces. Face à tous ces dérèglements larvés, le charme de notre vice-consul des îles (costume blanc, lunettes fumées, espadrilles oranges...) paraît aussi peu opérationnel que la bienveillance creuse qui caractérise ses conversations officielles.
La capacité d'envoûtement dont fait preuve Albert Serra, en revanche, reste indemne. L'intrigue mitonnée par le fantasque cinéaste espagnol a beau nous glisser constamment entre les mains, elle fascine par son élasticité et son coefficient de déambulation. Exotisme crépusculaire, dialogues en aplats, silhouettes spectrales parmi lesquelles on reconnaît l'impassible Sergi Lopez en patron de discothèque ainsi que Cécile Guilbert jubilant dans son propre rôle d'écrivaine... On se croirait chez Marguerite Duras, ascendant India Song.
Le fond du propos s'avère bien plus vaseux. Alors que le tranchant du couperet caractérisait politiquement parlant sa Mort de Louis XIV, Serra louvoie ici entre différents angles d'approche aussi peu consistants les uns que les autres: thématique anti-coloniale, autopsie d'une "certaine idée de la France " tirant sa révérence, corruption -ou épuisement- de la parole politique... Certains critiques voient même dans Pacifiction un "grand film queer " à travers le personnage de Shannah, l'accompagnatrice trans du Haut-Commissaire. Figure homme-femme ancrée dans la tradition polynésienne, elle incarnerait à merveille le "trouble dans le genre ", d'après notre confrère de Slate.fr Jean-Michel Frodon.
Dispersion mon beau souci... Menaçant de couler à pic par excès de dilettantisme ou d'être emporté par ces rouleaux impressionnants qui font la joie des surfeurs et donnent lieu à l'une des séquences les plus impressionnantes du film, Pacifiction trouve heureusement son point d'ancrage -et surtout sa matérialité- dans le panache et le phrasé de Benoît Magimel. Tout peut bien se dissoudre en lui et autour de lui, le magnétisme de chacun de ses gestes ou de ses intonations fait anticorps face à la langueur contaminante qui irrigue la mise en scène. Ce contraste hypnotique n'est pas la moindre vertu d'un film qui aurait aisément pu trouver sa place dans le dernier palmarès cannois, ne serait-ce qu'à travers le prix d'interprétation masculine.
Pacifiction-Tourment dans les îles, Albert Serra, sélection officielle à Cannes (le film est en salles depuis mercredi)