Notre Agnès...
Crédits photo: Ciné-Tamaris
Naguère, on la retrouvait rue Daguerre. Elle l'avait toute ensablée, le temps d'un instant de tournage, au moment des Plages d'Agnès, pied-de-nez comme elle en avait le secret à l'ombre du vieux lion sculpté de la place Denfert-Rochereau. C'était son atelier, façade rose dehors, comme dans un film de Jacques Demy. À l'intérieur, un chat musardait, puis disparaissait. L'interview commençait. Cette tendresse, ces lueurs dans son regard, ce soin méticuleux, également, dans les mots offerts au micro... À la moindre bafouille, on refaisait la prise. On oubliait Varda, c'était notre Agnès à qui on volait un moment précieux de plus, pour l'éternité.
De fait, elle parlait aussi bien d'elle que des autres comme si, d'instinct, l'ego s'élargissait à l'alter ego. Surtout au féminin pluriel, que "l'une chante ou l'autre pas", qu'elles se prénomment Cléo ou alors Jane B., ou bien qu'on soit embarqué dans une jonchée de belles causes, de Cuba aux Black Panthers, en passant par la Mona de Sans toi ni loi, Les glaneurs et bien sûr la glaneuse, sans oublier les femmes de dockers de Visages, villages...
On avait bien compris, avec une telle beauté d'âme dans la conscience, qu'Agnès Varda était une Nouvelle Vague à elle seule et qu'une pionnière, parfois, peut autant sinon davantage marquer les esprits que des pionniers. La texture de ses films entre "cinécriture" et "cinépeinture", mais aussi leur tonalité gorgée de poésie, de flâneries et de fantaisie y contribuaient avec un éclat toujours plus intense malgré les années qui passaient.
La caméra n'était pas seul instrument. À l'instar d'un Chris Marker auquel son univers la rattachait sur bien des points (l'art de la prose, la musicalité des voix, la frontière toujours ténue entre fiction et documentaire, ainsi qu'une façon de faire du cinéma aussi artisanale qu'éperdument libre...), Agnès Varda multipliait les talents: cinéaste, mais aussi photographe -son premier métier- et plasticienne. On a encore mémoire L'île et elle, cette série d'installations qu'elle avait dédiées à son jardin secret de Noirmoutier que Jacques Demy lui avait fait découvrir.
Ils formaient tous les deux un couple mythique et atypique, mêlant dans leurs œuvres respectives l'enchantement et l'amertume. Elle fut son âme-sœur et son mémorial, assumant avec cette liberté qui lui était aussi propre que légitime le soin de désigner sur le tard la maladie qui devait les séparer. C'était aussi cela, le spleen d'Agnès, au-delà de ses gestes d'amour, de ses obstinations joyeuses et de sa curiosité inassouvie, surtout quand des artistes plus jeunes venaient vers elle. Vous lui parliez jazz, elle répondait Jamie Cullum !
La voici donc partante, à son tour. Seul reste en piste Jean-Luc Godard qu'elle traquait en vain dans Visages, villages, plus d'un demi-siècle après l'avoir filmé en train de faire le mariole avec Anna Karina dans le fameux court-métrage intégré à Cléo de 5 à 7. Après coup, on peut se demander si elle n'avait surtout pas envie de lui lâcher "je suis venu te dire que je m'en vais"... Le Suisse s'était défilé, cruel, ou alors conscient que sa diablerie allait donner lieu, encore une fois, à un magnifique et poignant moment de cinéma. Adieu, notre Agnès...
Agnès Varda (30 mai 1928, 29 mars 2019)