Nina Simone et James Baldwin dans "Arrêt sur images"
Peu enclin à trouver des excuses aux personnalités politiques et médiatiques qu'il prend pour cible, le fondateur du site Arrêt sur Images Daniel Schneidermann a dû présenter les siennes pour l'offense faite à Nina Simone. C'est une jeune journaliste dont on a déjà oublié le nom qui dérapait à son propos, vendredi dernier, dans une émission post-Minneapolis.
Arrêt sur ignorance, soudain. La jeune femme a choisi comme punching-ball Laurent Delahousse qui, vu le contexte actuel, s'apprête à consacrer une émission à Nina Simone sur France 2. "Il est à côté de la plaque ! ", avait déjà twitté l'indigéniste de service avant de développer ses connaissances: Nina Simone n'aurait rejoint le combat pour les droits civiques qu'à la fin de sa vie, quand elle était en France. Auparavant, elle aurait seulement voulu plaire aux Blancs. Elle ne serait donc pas "une figure particulière " du mouvement Black Lives Matter dont le meurtre atroce de George Floyd prouve plus que jamais la nécessité.
Schneidermann ne relève pas et ne s'en relèvera pas. Le fait même que Nina Simone n'était déjà plus de ce monde avant la naissance de Black Lives Matter ne le fait pas broncher. Même ignorance, visiblement, quant aux engagements politiques tout sauf tardifs de la chanteuse, de Mississippi Goddam à Four Women, entre dignité noire et émancipation féministe. L'essentiel, finalement, grâce à mademoiselle Nobody présente sur le plateau, c'est de taper sur Delahousse et de conforter une radicalité que l'intéressé paramètre avec de moins en moins de rigueur ces derniers temps. Peut-être, après tout, que Nina Simone ne réveille guère plus de souvenirs en lui qu'une vague pub pour Chanel au rythme de My Baby Just Cares for Me. Misère du journalisme...
L'ignorance n'est pas la seule invitée de l'émission. Confusionnisme et distribution de bons points, du moins à mes yeux, se donnent également la main lorsque l'invitée principale, la chercheuse Maboula Soumahoro, se lance dans une distinction plus qu'hasardeuse entre des personnalités noires françaises ignorées des médias et des célébrités noires américaines plébiscitées dans l'hexagone. Parmi ces "Noirs qu'on tolère ", comme elle dit, surgit soudain le nom de James Baldwin dont l'inaltérable et irrécupérable radicalité semblait pourtant confirmée depuis un célèbre film-coup de poing de Raoul Peck. Avec Maboula Soumahoro, admirer quelqu'un comme Rosa Parks occasionne de lourds soupçons. Si on la suit bien, Malcolm X aurait chez nous la même aura qu'Angela Davis, au grand dam du malheureux Frantz Fanon. Le débat est ouvert, en tout cas.
Ce même week-end, à Londres, la statue de Churchill a été taggée avec le mot "raciste". L'ignorance, toujours, ou alors la pensée binaire qui refusera toujours d'envisager l'identité comme une trajectoire, ainsi que le disait Michel Foucault. Se dresser presque seul face à l'hydre "aryenne" ne sera même plus considérée, prochainement, comme une vague circonstance atténuante au regard des critères par ailleurs infects -ceux de son époque- du vieux lion britannique concernant les peuples à ses yeux "non civilisés".
Il y aurait tant à dire autrement, pourtant, lorsqu'on se targue d'échapper aux pensées molles. Si radicale fût-elle, Nina Simone n'en a pas moins été affadie par certains en recherche de figure consensuelle. Dans le même ordre d'idées, combattre les raccourcis sur le "privilège blanc" ne saurait occulter, comme le souligne à juste titre l'historien Pascal Blanchard, le ressenti de ceux qui payent plein pot les points aveugles d'un "récit national" faisant litière du passé esclavagiste et de la nuit coloniale, a contrario du travail effectué, par exemple, sur l'antisémitisme. Baldwin et Nina, tous deux accueillis en France à un moment de leur parcours, auraient peut-être de quoi disserter sur le sujet. Pour l'heure, et à l'instar d'une sublime photo relayée ces jours-ci dans les réseaux, ils préfèrent rire de ce que certains profèrent à leur sujet.
Nina Simone, James Baldwin et l'après Minneapolis dans l'émission Arrêt sur images de Daniel Schneidermann, vendredi 5 juin.