Moving with Pina
Une Italienne à Wuppertal. Pendant deux décennies, Cristiana Morganti a été la bombe transalpine du Tanztheater de Pina Bausch. Exubérante, passionnée, sans entraves, on imagine comment son accent chantant, ses bouclettes aux versants crépus et ses formes généreuses pouvaient détonner en terroir germanique, même si la chorégraphe partie il y a dix ans recrutait tous horizons.
La voici souvenirs, sur la scène du Théâtre des Abbesses, restituant l'âme, mais aussi la technique des solos où ses mouvements en lianes faisaient sensation. Entre conférence et confidences, la joyeuse Italienne joint le geste à la parole, reprenant quelques morceaux de bravoure passés sous la direction de Pina Bausch. Pourquoi ma robe rouge d'autrefois est-elle soudainement si serrée, s'interroge-t-elle malicieusement ? La spontanéité "morgantienne", quant à elle, n'a pas pris une seule ride.
Il faut dire que sa mémoire pétille en permanence, ressuscitant l'alchimie qu'enfantait l'exigeante prêtresse de Wuppertal. Sacrée Pina Bausch ! Pour stimuler l'inspiration de ses danseurs, elle leur soumettait toute une série de thèmes a-priori fort éloignés du propos de la pièce: "De petits gestes pour un grand chagrin", ou encore "que peut-il se cacher derrière un sourire ?"... Et lorsqu'en répétitions elle filmait leurs prouesses chorégraphiques, son choix pour la représentation finale se portait plutôt sur les exercices d'échauffement également enregistrés par la caméra.
Pina Bausch traquait la beauté et fuyait le décoratif. Pour elle, émotion rimait avec précision. "Pieds joints, pieds joints !", martelait-elle, de manière à ce que pour ses danseurs le point d'appui au sol soit réduit au maximum, rendant l'équilibre encore plus fragile, encore plus vivant... Chaque spectacle avait sa propre humanité. Dans Le Sacre du Printemps, elle n'hésite pas à recouvrir le sol de terre et de tourbe pour accentuer l'enracinement, la brutalité et l'épuisement des mouvements auxquels obéissent les vierges de Stravinsky.
La poésie ne se décortique pas, paraît-il. Sauf chez Cristiana Morganti. Peut-être parce que les secrets qu'elle dévoile en mode making-of ne font qu'illusion. Qui approchera jamais le grand secret de Pina Bausch et l'austère tendresse de son regard aux glissandos fleur bleue, comme dans ce spectacle consacré à l'Italie où un solo se dépliait au gré du Time after time de Chet Baker ? Difficile de retenir nos larmes lorsque Cristiana Morganti nous fait revivre un tel moment.
Moving With Pina, Cristiana Morganti, Théâtre de la Ville-Théâtre des Abbesses, jusqu'au 29 juin.