Dimanche 5 avril 2020 par Ralph Gambihler

Morceaux de chevet par temps de confinement (Part 5)

41/Kamasi Washington, Clair de lune

Discrètement niché vers la fin du 3e CD de The Epic, la cathédrale discographique bâtie par Kamasi Washington en 2015, cette adaptation de Debussy en est peut-être la clé secrète. Aux chœurs en Cinémascope et autres éclats de funk endiablé groovant à pleines gorgées sur l'ensemble de ce triple album, se greffe ici un cantique moderne que n'aurait pas désavoué le Donald Byrd de Cristo Redentor. Intro liturgique de Cameron Graves au piano, vapeurs d'Hammond B3 derrière l'accroche groovy de Miles Mosey à la basse et l'entrée conjointe du saxophoniste et du tromboniste... Entre croisière orchestrale, "bain de bulles" (la formule est de Kamasi Washington...) et valse bluesy, Clair de lune file ensuite vers tous les sommets, tour à tour langoureux et lyrique tandis que les chœurs en renforcent la dimension d'oratorio.

42/Aretha Franklin, Walk On By

S'il y a bien une chanteuse qu'Aretha Franklin prenait en grippe, c'est la si élégante et pomponnée Dionne Warwick, véritable "sœur ennemie" des sixties lorsqu'il s'agissait d'immortaliser les trésors mélodiques de ce génie de Burt Bacharach. Pas de quartiers dans cette bataille, surtout quand la "reine de la Soul" parvient à chiper à sa rivale le puissant I Say A Little Prayer que Burt avait au départ destiné à Dionne. Cette dernière avait pourtant gagné la première manche en 1964 avec le délicieux Walk On By. Le tempo plus ralenti d'Aretha Franklin la même année sur l'album Runnin' Out of Fools a pourtant tellement plus de profondeur et de retenue. Moins de ritournelle, également, dans les arrangements. Et tellement plus d'émotion...

43/Clifford Brown, Delilah

"Cet authentique souffleur de cuivre dont il préservait le feu, la matière, j'allais dire: la voix"... C'est en ces termes que Jacques Réda évoque le trompettiste Clifford Brown dont ce Delilah d'août 1954 rappelle à jamais une flamboyance immunisée contre toute technicité. Exhalaisons orientales (le thème est emprunté à la BO d'un péplum de Cecil B.DeMille), notes rondes... C'est le leader du quintette, Max Roach, qui harmonise ce baptême du feu du hard bop depuis ses cymbales avant de conclure par un chorus dont il a le secret. La mythique intro de George Morrow à la contrebasse, la sonorité feutrée d'Harold Land au ténor et les inflexions colorées de Richie Powell au piano transfigurent les contrastes... Ce même Richie Powell qui partagera le destin de "Brownie" deux ans plus tard quand ce dernier se scratche dans un talus d'autoroute parce qu'il n'était pas sûr d'être à l'heure pour un concert à Chicago.

44/Oscar Peterson, You Look Good To Me

Des mains si voraces et un toucher si doux... Pour son dernier album sur Verve (You Get Requests, 1964) et alors que son batteur, Ed Thigpen, s'apprête à voguer vers d'autres aventures, Oscar Peterson signe un joyau. Tout subjugue dans You Look Good To Me: la petite ritournelle en introduction, le solo de Ray Brown qui inspiré plusieurs générations de contrebassistes, l'état de grâce atteint par le trio ou encore cette virtuosité joyeuse avec laquelle le pianiste canadien va déployer le thème en multipliant changements de rythme et prodiges d'improvisation. Obscure composition du vibraphoniste Clement Wells, You Look Good To Me entre ainsi dans la légende du jazz, ruisselant d'une sérénité gorgée d'éclats.

45/Vijay Iyer, Galang

Elle a empoigné le jazz contemporain, la mathématique bleue de Vijay Iyer, ce pianiste d'origine indienne au look Bac+12 super côté aux Etats-Unis. Galang est son coup d'éclat. On est en 2009 et voilà que sur l'album Historicity paru sur le label ACT surgit cette adaptation en mode "power trio" (Stephane Crump à la batterie et Marcus Gilmore, le petit-fils de Roy Haynes, aux drums...) d'un single de la Srilankaise M.I.A. Motifs en morse, octaves staccato essaimées dans les aigus... On se croirait dans un jeu vidéo ! C'est sournois et énigmatique à la fois. Le pianiste dira en interview avoir voulu travailler sur des "textures rythmiques séquentielles"... Enlevez-lui son jargon, au camarade Vijay ! Son jazz est suffisamment compact et hypnotique pour s'épargner on ne sait quelles complications algébriques.

46/Henry Mancini, Lujon

C'est au regard de sa fascination pour un instrument atypique qu'Henry Mancini a façonné son thème le plus prenant. Inventé aux Etats-Unis dans les années 50, le "lujon", comme le métallophone, faisait vibrer un jeu de lames par percussion, produisant une sensation aussi étrange qu'envoûtante. Alerté par le batteur Shelly Manne qui en possédait un exemplaire, Mancini va offrir à cet instrument un écrin sensuel de cordes et une atmosphère typiquement exotica qu'inaugure l'album Mr. Lucky Goes Latin en 1961. Plus que la belle version vocale de Johnny Hartman, c'est le rayon jazz option BO qui en prolongera la légende, jusqu'à la tournure poignante et romanesque que prend Lujon dans le magnifique Two Lovers de James Gray.

47/Tommy Dorsey, I'm Getting Sentimental Over You  

D'une B.O à l'autre... Si James Gray a été décisif pour populariser le Lujon d'Henry Mancini, Woody Allen l'aura été tout autant en reprenant dans Radio Days ce morceau qui fut à partir de 1935 la carte de visite de l'orchestre de Tommy Dorsey, l'un des premiers employeurs de Frank Sinatra. Dans Radio Days, le morceau fait contrepoint, comme souvent chez Woody Allen, à un plan-séquence cruel dans lequel Dianne Wiest, en recherche éternelle du Prince Charmant, découvre que sa nouvelle perle rare préfère les hommes. La façon dont son regard, à ce moment-là, passe de la déception à la tendresse, n'aurait pas la même intensité sans le tempo si délicat au trombone de I'm Getting Sentimental Over You. Dans le genre contrepoint, le compositeur de ce thème, George Bassman, vit sa carrière ruinée lorsqu'il fut accusé à tord de sympathies communistes sous le Maccarthysme.

48/Christian Scott, Isadora

Une trompette qui voyage comme Don Cherry et qui chante comme Chet Baker, un quintette cultivant un sens de l'espace comparable à la seconde dream team de Miles Davis, une sonorité à la fois voilée, lyrique et veloutée... Le Néo-Orléanais Christian Scott en a scotché plus d'un en 2010 avec son album Yesterday You Said Tomorrow. Une "gorgeous" ballade, comme disent les Américains, en constituait le climax: Isadora. On lui rêvait à l'époque la postérité d'une Naima... Qu'importe ! Reste le mystère de ce prénom, la précision du ressenti qu'il inspire à celui qui le mythifie en musique et l'intensité de cette déclaration d'amour à la chanteuse Isadora Mendez, l'épouse du trompettiste.

49/Avishai Cohen et Nitai Hershkovits, Criss Cross

Rencontrer un pianiste inconnu dans un bar de Tel-Aviv, s'isoler avec lui et aller réveiller quelques fantômes. Un certain Thelonious Monk, par exemple... En faisant équipe avec Nitai Hershkovits dans l'album Duende en 2012, le contrebassiste Avishai Cohen va signer ce qui restera son album le plus cristallin. La preuve avec cette reprise de Criss Cross, ce standard monkien tout en sueur et en torsions. La nouvelle version, elle, a valeur d'antidote. Au gré d'une ligne mélodique tour à tour poignante et enjouée, tant au clavier qu'à la contrebasse, le thème prend l'allure d'un remontant miraculeux survitaminé de swing, de sensibilité et de fraternité.

50/Glenn Miller, In The Mood

Pas de Baby Boom sans In The Mood, cela va sans dire. Trésor national américain aux conséquences démographiques incalculables en France à la Libération, cette composition de Joe Garland date paradoxalement d'avant la guerre, en 1939. Comparez les versions d'Artie Shaw et de Glenn Miller. Swing poussif d'un côté, arrangements épurés et lendemains qui chantent de l'autre, avec ce riff d'anthologie, ce duel de saxophonistes entre Tex Beneke et Al Klink, sans oublier la fausse coda entre diminuendo et montée chromatique avant l'explosion finale des cuivres. Dansant comme une promesse d'éternité, ce standard... Qui prendra sa suite lorsque le confinement sera terminé ?

10 derniers morceaux de chevet par temps de confinement (50 au total), 5 avril 2020.