Morceaux de chevet par temps de confinement (Part 2)
11-Ella Fitzgerald, The Man I Love
Premier coup de cœur jazz alors que TSF ne s'appelait pas encore TSFJAZZ. Maudit à sa naissance (Gershwin renonce in extremis et à plusieurs reprises à l'intégrer à un spectacle...), The Man I Love prend sa vitesse de croisière en s'échappant de l'univers des comédies musicales pour entrer dans celui des standards et de l'improvisation. Cette version d'Ella Fitzgerald , extraite du Songbook qu'elle consacre en 1959 à Gershwin sous l'égide de Norman Granz, bénéficie surtout des arrangements somptueux de Nelson Riddle. La façon dont les cordes et les bois reprennent le petit solo de piano de départ, le violoncelle en écho au cor lyrique, les cuivres en majesté... La quarantaine triomphante,Ella y fait office de cantatrice, modulant tout en justesse et en élégance dans l'écrin doré conçu pour elle.
12-Bobby Hutcherson, Ghetto Lights
Partie prenante du légendaire Out to Lunch d'Eric Dolphy en 1964, le vibraphoniste Bobby Hutcherson grave sa première séance comme leader l'année suivante chez Blue Note avec Dialogue où il tisse un lien particulier avec le pianiste né à Chicago de parents haïtiens Andrew Hill. C'est à ce dernier qu'on doit le morceau le plus bluesy du disque, Ghetto Lights, ritournelle spectrale transcendée par deux solos prodigieux de Freddie Hubbard (à la trompette bouchée) et de Sam Rivers façon soprano. De quoi faire intensément écho à cette colère noire des ghettos qui n'allait pas cesser de s'amplifier sur le sol états-unien dans les années qui suivirent.
"Le blues consiste à mettre une âme, c'est à dire vous-même, dans chaque phrase", disait naguère un célèbre trompettiste afro-américain. La reprise par Brad Mehldau du My Valentine de Paul McCartney en 2016 dans l'album Blues & Ballads en est l'illustration la plus poignante. Au firmament d'un trio cristallin (Larry Grenadier à la contrebasse, Jeff Ballard à la batterie), le blues du pianiste se définit plus que jamais comme une profondeur, une luminescence, une mélancolie. Pas sûr que cela soit si antinomique avec les premières mélopées qui couvraient autrefois les champs de coton.
"Composer, c'est improviser lentement", dixit Wayne Shorter. La preuve avec ce classique que le saxophoniste enregistre en décembre 1964 lors de la fameux session Speak No Evil chez Blue Note. Que des cadors autour de lui: Herbie Hancock au piano, Elvin Jones aux drums, Ron Carter à la contrebasse et Freddie Hubbard à la trompette, mais sur ce morceau, c'est d'abord la sonorité languide de Shorter qui imprègne l'ouïe. Dépouillée pratiquement de tout vibrato, imprévisible dans ses intervalles, toute en ombres mouvantes et émouvantes mais lançant aussi parfois des appels vers les aigus, cette quintessence de la ballade n'autorise que peu de matériau autour d'elle. Juste l'amour d'un père pour sa fille, Miyako, à qui Wayne Shorter a dédié ce morceau.
15-Django Reinhardt, Troublant Boléro
Et si le boléro manouche enterrait définitivement Maurice Ravel ? C'est en 1948 que Django Reinhardt le transcende avec ce Troublant Boléro si judicieusement qualifié. Ensorcelant à souhait, un peu inquiétant et encore plus envoûtant dans cette version de janvier 1952 avec le tout jeune Roger Guérin qui donne le thème à la trompette avant que la guitare amplifiée ne surgisse soudainement et intensément avec un solo magistral de Django. Be bop ou flamenco ? Un peu des deux, dans un florilège d'arpèges qui précède le grand détachement. Quelques mois plus tard, le guitariste aux semelles de vent se réfugie à Samois pour des occupations moins "troublantes", peinture et pêche en tête.
On l'a un peu perdue de vue, l'ex "Mademoiselle Swing" du Québec. Il y a tout juste 11 ans, Susie Arioli fut pourtant la plus belle nouvelle du jazz vocal féminin avec son timbre tellement suave, son look bohème et sa rébellion intime face au glamour le plus old school. Aux côtés de son complice de toujours, le guitariste Jordan Officer, elle reprenait notamment, dans l'album Night Lights, ce méconnu The Big Hurt aux accents hispanisants, un ancien succès pop de la fin des années 50 que Wes Montgomery avait déjà visité dans Tequila... Amateurs de trémolos et autres étirements éthérés, courez voir ailleurs ! L'authenticité et le peps, c'est Susie Arioli, définitivement.
17-Duke Ellington, Fleurette africaine
Charles Mingus bourdonne en spirale avec sa ligne de basse flottante, Max Roach martèle en sourdine sur ses toms... Le Duke, lui, tranquilou, médite au clavier sur les fleurs et l'Afrique. Ses vibratos irréels et suspendus nous font saisir l'essentiel: au jungle style d'autrefois a bel et bien succédé une autre jungle, celle de l'argent qui donne son titre à l'album (Money Jungle, 1963)... Une jungle où il faut désormais inventer une clairière de pureté. Il l'a d'ailleurs suggéré à ses deux comparses, juste avant l'enregistrement: sur cette mousse épaisse, "rien d'aussi fragile n'a jamais fleuri "...
Même si ses prouesses aux côtés de Miles Davis appartiennent au passé, il reste encore assez d'énergie à Gil Evans en ce mois d'avril 1964 pour se hisser à la hauteur d'un Quincy Jones ou d'un Lalo Schifrin lorsqu'il s'agit de jazzer en Cinémascope. La preuve avec l'hallucinant Las Vegas Tango, pièce maîtresse et dantesque de l'album The Individualism of Gil Evans. Glaciale et haletante, cette odyssée hispanisante au cœur de la cité-casino reste à jamais la marque de fabrique d'un arrangeur de génie. Jimmy Cleveland au trombone, Elvin Jones aux drums, ainsi que la paire Eric Dolphy/Steve Lacy aux saxophones entretiennent la tension, mais ce sont surtout les cuivres assassins sur le solo à la guitare de Kenny Burrell qui la portent au paroxysme. Frissons absolus.
Quand un morceau de chevet en prolonge un autre... Huit mois après son solo immémorial dans Las Vegas Tango, Kenny Burrell retrouve Gil Evans sur plusieurs thèmes de Guitar Forms, et notamment sur ce prodigieux Lotus Land dont les effluves flamenco prennent des coloris que n'auraient pas reniés les impressionnistes français comme Ravel et Debussy. La mélodie est d'ailleurs empruntée à un autre concertiste classique, l'Anglais Cyril Scott. Elle imprègne l'auditeur, ici, au gré des tambourins inquiétants et de la masse instrumentale qui enveloppe peu à peu le guitariste, de la batterie d'Elvin Jones aux glaciales sonorités de sax de Lee Konitz et Steve Lacy. Gil Evans a bel et bien réussi son 2e Sketches of Spain.
20-Archie Shepp, Le Matin des Noirs
C'est son Strange Fruit à lui. Combien de fois Archie Shepp l'a-t-il entonnée, cette complainte qui lui est si chère, ce Matin des Noirs tout en chagrin et en rébellion qu'il présente en 1965 à Newport aux côtés de Coltrane ? Quelques 40 ans plus tard, la relecture que le saxophoniste en donne avec le pianiste Siefgried Kessler en est certainement la version la plus intense, aussi intense que l'amitié qui lie ces deux musiciens depuis la fin des années 60, jusqu'à cet album live de 2005, First Take, sur le label d'Archie Shepp, Archie Ball. D'une douceur élégiaque au-delà de la durée du morceau, l'ex-manifeste pour les droits civiques est devenu une pastorale de la complicité sans rien perdre de son impact. Au ténor comme au soprano, Archie Shepp alterne l'épure et la lumière. Au clavier, Sigfried Kessler prend le large, aussi océanique que sur son voilier de course où il habitait. On le retrouvera noyé, deux plus tard, dans les eaux portuaires de la Grande-Motte.
10 nouveaux morceaux de chevet par temps de confinement (20 au total), 23 mars 2020.