Moissons sanglantes
Intense, poignant et incontournable Moissons sanglantes. Ses deux auteurs, Guillaume Ribot à la réalisation et Antoine Germa pour la co-écriture, reviennent sur un traumatisme désormais au cœur de la mémoire nationale en Ukraine alors même que les Russes ont de nouveau plongé ce pays dans le malheur: en 1932 et 1933, sous l'impulsion de Staline, une famine meurtrière a ravagé l'Ukraine, qui était alors une république soviétique. Succédant à une collectivisation à marche forcée dans les campagnes, cette famine a fait entre 3 et 5 millions de morts. Récoltes confisquées, population empêchée de rejoindre les villes... Il y a bien eu crime de masse, il est désormais connu sous le nom d' "Holodomor ".
C'est déjà en termes d'écriture, d'agencement et de construction extrêmement fine que Moissons sanglantes nous saisit. Comme l'avait fait Sergei Loznitsa dans Babi Yar: Contexte, il a fallu composer avec une tragédie dont toutes les traces ont été effacées. Des massacres de juifs "adjacents", si on peut dire, mais aussi des films de propagande, permettaient à Loznitsa d'approcher l'horreur. Guillaume Ribot et Antoine Germa procèdent de la même manière. Ils ont notamment exhumé des images de la famine moins meurtrière de 1921 en Ukraine, tandis que des fragments de fictions soviétique leur permettent, paradoxalement, d'illustrer le réel.
Avec pour guide posthume un journaliste gallois de l'époque, Gareth Jones, témoin direct des "ventres gonflés" et de l'aveuglement de tous ceux qui n'ont pas voulu voir ce qui était en train de se passer (édifiant voyage d'un notable de la vie politique française, Edouard Herriot, manipulé comme il se doit par le régime...), Moissons Sanglantes évoque à vif une monstruosité dont la chronologie a aussi contribué, d'une certaine manière, à ce qu'elle soit pendant longtemps occultée. Hitler venait alors de prendre le pouvoir à Berlin. Les esprits étaient ailleurs...
Il n'en est plus de même aujourd'hui face à Vladimir Poutine. Le débat reste ouvert en même temps sur cette notion de génocide qui s'applique désormais à la famine ukrainienne, conformément à ce qui été voté au Parlement européen et à l'Assemblée nationale. Il est vrai que ce dont fut victime l'Ukraine a aussi décimé dans la même période un tiers de la population du Kazakhstan. Il n'empêche que les écrits (leur calligraphie tourmentée, aussi, telle que le documentaire la met en valeur...) de Gareth Jones fondent à jamais le crime contre l'humanité qui est au cœur de Moissons sanglantes.
De fait, ce qu'il y a de pire sans doute avec ce régime et avec ce dirigeant, Joseph Staline, c'est qu'il a tellement commis d'autres crimes contre l'humanité qu'on ne sait plus trop à un moment comment singulariser tel ou tel moment dans cette insoutenable litanie... L'Histoire, ce matériau toujours évolutif, tranchera ou peut-être, qui sait, a-t-elle déjà tranché, quoi que nous en pensions. En attendant, et parce que tout le sens d'un combat politique chevillé à des qualités d'âme peut parfois transfigurer un art du montage, il faut voir et revoir Moissons sanglantes. Il y a là matière à une prise de conscience qui aide autant à comprendre le présent que le passé.
Moissons sanglantes, Guillaume Ribot et Antoine Germa, en replay sur France Télévision dans la série La Case du siècle.