Mingus, Cuernavaca
Un musicien va mourir et il n'a jamais été aussi vivant. Ainsi rugit et expire Charles Mingus dans le jazz poem que lui consacre l'auteur et metteur en scène Enzo Cormann en avril 1991 au festival Banlieues Bleues. Sans la musique et l'orchestre réunis à l'époque par le saxophoniste Jean-Marc Padovani mais avec toujours la même émotion et puissance stylistique, ce texte assez court est publié quelque douze ans plus tard dans la collection Birdland des éditions Rouge Profond. Il aurait gagné à être réédité pour le 100e anniversaire de la naissance du légendaire contrebassiste.
Cuernavaca, derniers jours... Cette fois-ci, Mingus est descendu bien plus au sud que lors de son premier et sulfureux séjour mexicain à Tijuana en 1957. Adieu les putains d'autrefois qui dansaient de table en table au rythme des castagnettes et dont l'album Tijuana Moods se faisait l'écho. Le musicien cloué par la maladie sur sa chaise roulante est désormais réduit à un face-à face sous morphine avec une infirmière aux fines chevilles, certes, mais qui n'a rien à craindre de lui: "Je ne suis qu'un vieil enfoiré d'impotent, j'ai toujours voulu croire que l'amour n'est que l'adhésion à une forme décidée, comme on place un chorus dans une grille harmonique, mais l'amour n'a rien de délibéré, rien d'harmonique, l'amour est une déchirure, une dissonance "...
L'infirmière tend vaguement l'oreille aux proférations du mastodonte, mais elle comprend aussi que l'élan vital circule encore dans ses veines, même si c'est bientôt la fin. "-No se exalte - Je ne m'énerve pas, j'improvise ! " Et voilà Mingus reparti dans ses fulgurances, ses souvenirs de matamore du sexe bien moins lassants au demeurant que dans son autobiographie, et ses professions de foi rageuses du genre: "La vérité est comme une corde de basse, chérie, si tu ne la fais pas vibrer, elle n'est qu'un tortiillon de métal sans âme "...
Ainsi se joue-t-il de tout ("J'emmerde l'impossible, l'imparfait, l'invraisemblable, l'injouable..."), déjà fâché avec les honneurs que lui a réservés quelques mois plus tôt Jimmy Carter à la Maison-Blanche ("Qu'est-ce que je foutais à cette mascarade ?"), rebelle jusqu'au bout ("La politique se fera sur ton dos !", rétorque-t-il à l'infirmière qui lui avoue qu'elle ne s'y intéresse guère). Surtout face à la mort ne pas ralentir mais accélérer, comme le préconisait l'écrivain Élias Canetti cité en préambule du texte.
Et quand survient le dernier moment, quand les hauts fonds de Cuernavaca lui déchirent le ventre, que ses nageoires saignent et que les rochers brisent ses fanons (toutes ces images sont signées Enzo Cormann dans un climax d'anthologie), Mingus devient soudainement Ming le vieux flibustier. Il atteint à ce moment là la pure vérité de l'âme, s'extirpant de son "roman de piraterie panache macho négritude surdoué gueulard Charlie-les-gros-bras ". Tout est réuni, en somme, pour que surgisse dans son esprit une vision définitive, ces mammifères venant s'échouer un à un sur une plage, tels les 56 cachalots -et là, ce n'est plus de la fiction- retrouvés morts sur les côtes mexicaines quatre jours après le décès du contrebassiste, le 5 janvier 1979. Des cétacés noirs en guise d'épitaphe océanique, il fallait quand même oser.
Mingus, Cuernavaca. Enzo Cormann (Éditions Rouge Profond, Collection Birdland). Coup de projecteur avec l'auteur, vendredi 22 avril, jour du 100e anniversaire de la naissance de Charles Mingus, à 13h30 sur TSFJAZZ.