Michel Deville, discrètement immense...
Crédits photo: Getty Images
C'est en revisitant la filmographie de Michel Deville que l'évidence nous saute aux yeux: voilà l'un des réalisateurs français dont on a adoré le plus de films. On ne s'en était pas aperçu. Son univers ne nous accompagnait pas. C'était un discret, laissant poliment les ténors de la Nouvelle Vague occuper les places d'orchestre. Eux devant lui derrière, ou alors à côté, il a surtout fréquenté les balcons de l'âme humaine au gré d'un univers tout en finesse et en désenchantement, la virtuosité jamais déconnectée d'un sens profond de l'intégrité. Univers bien plus complexe également et parfois plus surprenant que ne le laissaient penser ses films à costumes si joliment enguirlandés.
On ne va évidemment pas minorer cette partie de sa carrière. Benjamin ou les mémoires d'un puceau (1968) a été mon premier émoi érotique au cinéma. Les parents qui vous somment d'aller au lit au moment où dans la pénombre d'un château Catherine Deneuve invite Michel Piccoli à la déshabiller, ça hante pas mal de nuits... Les aléas de la libido irrigueront tout autant en 1971 Raphaël ou le débauché (et bien plus tard Péril en la demeure qui permettra au passage à Anémone de décrocher son rôle le plus étonnant en perverse boiteuse...) où tout se défait comme dans un cauchemar de Musset lorsque Françoise Fabian en veuve 1830 tombe dans les rêts de ce défroqué de Maurice Ronet. Défroqué, mais aussi désabusé. C'est d'ailleurs dans ce film qu'on entend la réplique: "-Et toi, pourquoi les plains-tu ? -Parce qu'ils font semblant de ne pas être triste "...
Ces dialogues ciselés enrobés d'une mise en scène caressante portent encore la marque d'une collaboration fructueuse entre Michel Deville et Nina Companeez. Après leur séparation professionnelle, le réalisateur semble vouloir prendre le grand large: fable grinçante avec Le Mouton enragé (1974), poésie à l'état pur avec La Petite Bande (1982) où un jeune sourd-muet entraîne tout un groupe d'enfants dans une aventure sans paroles, et entre les deux Dossier 51, diamant noir du cinéma français des années 70. Deville en plein film d'espionnage, ça surprend au départ, sauf qu'en proposant autour du roman de Gilles Perrault un dispositif de caméra subjective non personnifiée, le réalisateur distille une angoisse kafkaïenne en même temps qu'il signe un manifeste précurseur contre la façon dont les technologies de l'information et du renseignement peuvent mettre à nu et à avilir notre intimité.
Là encore, et c'est un fil qu'il tissera en d'autres occasions, Michel Deville filme des manipulations. L'intrusion dans nos secrets et nos faiblesses personnelles le taraude parce qu'à un moment, ce n'est plus un jeu. On gardera aussi en mémoire, cependant, le caractère plus léger au beau sens du terme de certains de ses derniers films: Le Paltoquet et son côté à la fois théâtral et labyrinthique, ou encore La Lectrice avec une Miou-Miou impayable en conteuse payée pour lire des récits érotiques... C'est également à cette période qu'il se laisse aller, mais à l'écrit, à une prose délicieuse toujours nimbée de gravité: "Histoire d'O. Écoutez tous dans vos logis. Ce court morceau d’anthologie. C’est en prison qu’O expira. Et ce fut là qu’on l’enterra. Moralité. En taule O gît. »
On touche là à l'un des derniers grands talents de Michel Deville: sa musicalité, propre au grand mélomane qu'il était. Dans ses films, les timbres de voix impriment autant que les regards, le casting est affaire de rythmique et un élan sans arpège n'est pas tout à fait un élan. On se permettra dès lors un seul bémol: entre deux ou trois B.O. façon Beethoven, Bizet ou Bartok, n'a-t-il pas manqué un solo de Charlie Parker pour donner à un univers à ce point stylé et foisonnant une dimension encore plus libre ?
Michel Deville (13 avril 1931- 16 février 2023)