May December
Aussi velouté que vénéneux, May December transfigure un réalisateur qui, de Carol à Dark Waters, en passant par Le Musée des merveilles, semblait avoir perdu tout son jus. Première carte maîtresse: le décor. En situant son récit à Savannah, en Georgie, Todd Haynes sait tirer partie d'une certaine indolence liée à cette ville gorgée de fantômes, notamment au regard de son passé colonial. En jaillit une lumière tour à tour éclatante et poisseuse, comme pour mieux secréter une atmosphère sudiste particulièrement délictueuse, façon Tennessee Williams.
Cadre idéal pour deux psychés passablement abîmées, malgré le vernis dont elles s'enrobent. Natalie Portman joue Elisabeth, une actrice venue rencontrer celle dont elle veut incarner le parcours dans son prochain film... Parcours quelque peu tumultueux: Gracie, qui est interprétée par Julianne Moore, a fait de la prison vingt ans plus tôt à la suite d'une relation sexuelle avec un collégien américano-coréen de 13 ans, lequel est devenu par la suite son mari et le père de ses deux enfants.
Ce climat apparemment apaisé dont plusieurs indices révèlent le caractère factice (en réalité, cette famille est détestée par tout le monde...) se fissure peu à peu. En cherchant à mieux s'imprégner de son rôle jusqu'à interroger le voisinage de son modèle, Elisabeth fait remonter tout un malaise enfoui sans pour autant parvenir à mettre à nu la personnalité de celle qu'elle veut incarner à l'écran... à moins qu'il n'y ait aucune personnalité à révéler, comme si cette Gracie qu'on ne croit pas un instant lorsqu'elle se qualifie de "naïve " était elle aussi l'actrice de sa propre vie.
La complicité entre les deux femmes vire alors au bras de fer narcissique via les miroirs où elles s'observent, ensemble ou séparément. L'actrice tente même de vampiriser son modèle, adoptant son maquillage avant de tenter de séduire son mari, principale victime de cette toile d'araignée, lui qui passe son temps à étudier larves, chrysalides et papillons, comprenant trop tard à quel point leur chorégraphie est le miroir -encore un- de sa propre trajectoire. Il n'est pas exclu, à ce propos, que Charles Melton, qui joue cet époux à la fois taiseux et sensible, soit la vraie révélation du film, même si Julianne Moore et Natalie Portman délivrent chacune une partition impressionnante.
On l'aura compris, c'est une trame à la fois dense et incertaine que Todd Haynes met en scène en mode thriller feutré, avec en bonus le réarrangement hyper stylé par Marcelos Zarvos d'une célèbre B.O., celle de Michel Legrand dans Le Messager (également reprise dans le générique de Faites entrer l'accusé...). Ce motif entêtant et délétère, parfois utilisé de manière décalée dans certaines scènes, renforce encore davantage le climat énigmatique de ce récit aux feux si mal éteints.
May December, Todd Haynes, en compétion au Festival de Cannes 2023, sortie en salles ce mercredi 24 janvier.