Dimanche 19 octobre 2014 par Ralph Gambihler

Maudits

Après son Mudwoman de si haute tenue, Joyce Carol Oates se serait-elle laissée distraire par une coquinerie gothique qui n'est plus de son âge ? Dans l'ambiance carrément old school du Princeton de l'an 1905 et sous la conduite d'un narrateur dont la langue paraît aussi guindée et corsetée que les tenues féminines de l'époque, voilà qu'une jeune mariée s'enfuit de l'église avec un diable à face de crapaud. Mais où donc nous embarque la vénérable Mrs Oates ?

La réponse ne tarde pas à illuminer notre lecture. Dans la droite ligne d'une oeuvre où le versant ténébreux et fantastique est loin d'être absent (ne serait-ce que dans Mudwoman...), Joyce Carol Oates ne convoque fantômes, vampires et autres serpents sifflant sur les têtes des milieux les plus huppés du New Jersey que pour mieux brosser la magistrale allégorie d'une Amérique vérolée par le racisme, le sexisme, l'obscurantisme religieux et l'exploitation de l'homme par l'homme.

Usant d'une texture narrative prodigieusement composite (Confessions épistolaires, récits d'épouvante façon Edgar Allan Poe, errances messianiques, questionnements du narrateur sur la véracité du récit qu'il entreprend...), la romancière mélange également avec brio personnages fictifs et réels. On y croise notamment deux icônes habillées pour l'hiver:  le futur président Wilson en maladif patron de l'université de Princeton, bouffi de puritanisme et "tourmenté de pensées incessantes semblables à des roues qui patinent dans la boue", mais aussi Jack London, le romancier valeureux par excellence, tout acquis aux combats des travailleurs et qui, à la faveur d'une séquence d'anthologie, se transforme en pionnier de la cause aryenne.

La "malédiction" imaginée par Joyce Carol Oates emporte ainsi tout sur son passage, y compris les balbutiements du socialisme américain. On serait incomplet dans la recension si on négligeait l'humour glacial mais immédiatement opérationnel que la romancière injecte dans son récit. Cette manie qu'ont la plupart des personnages ainsi que le narrateur d'user de l'adjectif  "indicible", ces maris possédés qui commettent leurs forfaits en citant Shakespeare, cette femme invalide trucidée à coup de...  ventilateur ! Entre les "pales tranchantes et tournoyantes" de son écriture où toute une civilisation affronte soudain sa part de sauvagerie, Joyce Carol Oates ne perd jamais le sourire.

Maudits, de Joyce Carol Oates (Editions Philippe Rey). Coup de projecteur, ce mardi 21 octobre, avec la traductrice du roman, Claude Seban.