Lucky
Une dernière gorgée de bloody mary et puis s'en va. Disparu en septembre, Harry Dean Stanton pourrait aisément prétendre à l'Oscar posthume dans ce film que l'acteur et désormais réalisateur John Carroll Lynch a conçu comme un requiem gorgé de poésie, de blues et de délicatesse en hommage à une figure mythique du cinéma américain.
La peau est défraîchie, le corps osseux. Harry Dean Stanton n'a pourtant jamais été aussi vivant que dans ce rôle de vieux cow-boy solitaire qui, entre deux mots croisés, défie au quotidien la grande faucheuse en grillant cigarette sur cigarette. Et quand à son tour il déambule dans le désert, il n'est plus ce fantôme de lui-même dont Wim Wenders filmait l'errance dans Paris, Texas mais bien un être de chair dont l'ultime sourire, si allégorique dans la fraternité incarnée, n'a pas fini d'embuer nos pupilles.
Pour le reste, John Carroll Lynch a pris soin de ne s'encombrer d'aucun climax dans cette œuvre-haïku plantée dans un patelin perdu de l'Arizona et dont la douceur de filmer rappelle le Paterson de Jim Jarmusch. Comme dans Paterson, la vie de Lucky, le personnage joué par Harry Dean Stanton, est surtout rythmée par la pendule ou le radio-réveil du matin, puis la virée au troquet du coin. Que se passe-t-il d'autre ? Rien et tout à la fois: une mauvaise chute pas si grave pour rappeler à Lucky qu'il n'est pas immortel, une fête de voisins où des chants Mariachis dissipent son humeur bougonne, une zone étrange introduite par des lumières rouges qui parait tout droit sortie d'un film de David Lynch.
Antichambre de la mort ? Présence d'anthologie, justement, du père de Mulholland Drive (aucun lien de parenté avec John Carroll Lynch) dans la peau d'un vieux pote de Lucky, dandy éperdu à la recherche de sa tortue prénommée Roosevelt... Lucky ne court aucun autre lièvre si ce n'est cette ode au temps lent et à l'insolite à chaque coin de rue, au cœur d'une Amérique éternelle à la fois solaire et crépusculaire. Un air d'harmonica parachève la pastorale.
Lucky, John Carroll Lynch (Sortie en salles le 13 décembre. Coup de projecteur, le même jour, sur TSFJAZZ (13h30) avec le réalisateur.