Lundi 26 février 2018 par Ralph Gambihler

L'Oubli

"Je m'étais trompé depuis le début. Je n'avais pas perdu un mot mais un nom". De livre en livre, Philippe Forest tente de surmonter un drame intime -sa fille, Pauline, emportée à quatre ans par un cancer foudroyant- avec une sensibilité et une mobilité d'écriture qui a fini par agglomérer une communauté de lecteurs au plus beau sens du terme. Ils savent, ces lecteurs, qu'à un moment ou à un autre, aussi bien dans l'exaltation mainstream d'un père aviateur (Le Siècle des nuages) qu'au travers d'une fable sur la montée des eaux à Paris (Crue), Pauline va revenir telle un aimant, un récif, une éternité, même si son prénom n'est jamais prononcé.

Voilà donc, ici, un narrateur atteint d'un mal étrange à l'issue d'une nuit de sommeil: "Un matin, un mot m'a manqué. C'est ainsi que tout  commencé". Il enquête, il se demande si ce mot disparu, il l'a au bout de la langue ou alors au fond du crâne. Son obsession le conduit même à penser que c'est peut-être tout son langage, en réalité, qui part en lambeaux. Est-il d'ailleurs la seule victime de cette "aphasie léthologique" ? La novlangue qui chasse désormais toute nuance dans nos réseaux dits sociaux ne serait-elle pas le symptôme d'une épidémie universelle ?

Autant de questions propices à une méditation philosophico-lexicale de haute volée si le romancier ne reprenait pas le dessus en situant son récit sur une île mystérieuse. Un tableau aussi inquiétant qu'une nouvelle d'Edgar Poe, un océan dont les effets de lumière échappent à toute représentation photographique, une femme-sirène qui sort de l'eau... Ainsi "le fantôme jersey" chanté par Ferré dans La Mémoire et la mer conjure-t-il ses propres spectres.

Dans ce roman nimbé d'une douceur brumeuse, inquiète et caressante, on pense aussi aux labyrinthes et aux bibliothèques de Jorge Luis Borges. L'oubli, dés lors, n'est plus forcément une malédiction "puisque seul il conserve sauf le souvenir de ce que l'on a vécu et de qui l'on a aimé". Comme si l'énergie de la perte, ainsi que l'écrit si joliment l'auteur, nous faisait tenir debout.

L'Oubli, Philippe Forest (Gallimard). Coup de projecteur, mercredi 1er mars, sur TSFJAZZ (13h30), avec Pierre Benetti, de la revue littéraire en ligne En Attendant Nadeau.