Lincoln
Il fait un peu tâche à ses débuts. Dans la bouilloire du Nouvel Hollywood, voilà que surgit un adolescent attardé qui ne boit pas, ne se drogue pas et à qui il faut tout apprendre. C'est la muse libertine de l'époque, Margot Kidder (alias Lois Lane dans "Superman"), qui lui fait son éducation: "Ecoute, Steven, voilà ce que tu vas faire avec les filles: lis leur du Dylan Thomas, trouve autre chose que du coca à mettre dans ton frigo et ne dors pas avec tes chaussettes !"...
L'anecdote est rapportée par Peter Biskind dans son bouquin-culte sur le Nouvel Hollywood. Pas très sympa pour Steven Spielberg, le livre, ne serait-ce que parce que le réalisateur de "E.T." y est peinturluré à la fois comme le "type qui dort avec ses chaussettes" et le fossoyeur en chef de l'une des périodes les plus créatrices du cinéma américain.
Elle réapparaissent, les chaussettes, dans "Lincoln"... Notamment lorsqu'on voit le père de l'abolition de l'esclavage à quatre pattes, à la Maison-Blanche, en train de faire joujou avec son fiston. Lui aussi, comme Spielberg autrefois, il passe pour un plouc, mais un plouc qui cache drôlement bien son jeu lorsqu'il s'agit de faire passer dans la constitution américaine l'amendement qui va tout changer. Car ce n'est pas tant la puissance d'un discours qui va libérer les esclaves au sortir de la Guerre de Sécession, mais bien une féroce et incertaine bataille politique propice à quelques arrangements avec les principes. C'est ainsi qu'Abraham Lincoln achète certaines voix en distribuant des postes ici ou là. Il n'hésite pas non plus à retarder l'issue pacifique des combats pour mettre la pression sur les votants, sachant que l'Abolition ne passionnera plus grand monde sitôt la paix conclue.
Steven Spielberg a bien caché son jeu, lui aussi. On l'attendait dans le registre du biopic hagiographique, on guettait les trémolos à la gloire de la grande Amérique, et le voilà dressant le portrait en demi-teinte d'un homme (Daniel Day-Lewis tout en retenue, la voix feutrée, l'esprit blagueur et en même temps si imposant de sa personne...) qui manoeuvre et manipule, même si c'est au nom d'une haute conception du genre humain.
L'ampleur de la mise en scène se retrouve ainsi concentrée dans la vigueur parfois aride des débats parlementaires. Ce qui est prodigieux, c'est que Spielberg, avec un souffle que n'aurait pas renié le Frank Capra de "Mr Smith au Sénat", parvient à faire naître un vrai suspense alors que l'on connait la fin de l'histoire. L'intelligence du propos, son support esthétique (lumière naturelle, éclairage à la bougie...) ainsi que l'excellence des seconds rôles à l'image d'un Tommy Lee Jones inénarrable en Danton de la cause abolitionniste, tout cela concourt à un très grand moment de cinéma qui coïncide, à juste titre, avec la réhabilitation de Spielberg dans le coeur des cinéphiles.
Car n'en déplaise à Peter Biskind, c'est bien l'ancien adolescent attardé du Nouvel Hollywood qui parvient, aujourd'hui, au sommet de son art alors que les ex-jeunes lions de l'époque en sont réduits à des choses plus ou moins regardables (Coppola, De Palma), académiques (Scorsese), enfin bref, des films qui nous mettent un peu le moral dans les chaussettes, qu'on dorme ou pas avec...
"Lincoln" de Steven Spielberg (Sortie en salles le 30 janvier) Coup de projecteur, le même jour (12h30), sur TsfJazz, avec Jean-Michel Frodon ("Slate") et Jean-Philippe Tessé ("Les Cahiers du Cinéma")