Lettres d'amour à Staline
Dans Moscou la folle à l'orée de la grande terreur rouge, c'est un Staline tout de blanc vêtu qui hante les jours et les nuits de Mikhail Boulgakov... L'histoire est connue: lassé de mille et une censures et humiliations, l'auteur du "Maître et Marguerite" écrit au maître du Kremlin pour lui demander n'importe quel emploi, ou alors la permission de quitter le pays avec son épouse. Le dictateur le laisse mijoter. Bougalkov continue à lui écrire, perdant de vue peu à peu la personnalité de celui à qui il s'adresse, comme si on pouvait amadouer quelqu'un comme Staline.
C'est Jorge Lavelli, fondateur du théâtre de la Colline et amateur confirmé de mises en abyme et de songes dévastateurs, qui met en scène, à la Cartoucherie de Vincennes, ces vénéneuses et magnifiques "Lettres d'amour à Staline" à partir d'un texte signé du dramaturge espagnol Juan Mayorga, dont Lavelli a déjà adapté deux pièces ces dernières années. Le propos, en vérité, s'inscrit bien au-delà du fait historique, avec au départ cette idée tragique et universelle que l'artiste veut autant être aimé du pouvoir que le pouvoir veut être flatté par l'artiste.
Staline est une obsession pour Boulgakov. Il y a ce coup de fil surréaliste entre les deux hommes, cette conversation téléphonique coupée au moment décisif alors que le principe d'une rencontre était acté... En état de crise, puis de folie, Boulgakov se projette dés lors Staline dans sa tête, un Staline tout ce qu'il y a de plus bienveillant, surgissant d'une sorte d'armoire magique, allant même jusqu'à donner des conseils à sa victime sur la façon de rédiger ses lettres... Ce n'est pas seulement, ici, le processus de dépersonnalisation inhérent à tout totalitarisme qui est en jeu.
Le texte de Juan Mayorga est également ancré dans un imaginaire faustien: un artiste rencontre son démon et une femme en est victime... La propre femme de Bougalkov en l'occurrence, si charnelle, si présente au départ avant d'être rejetée par son mari, tandis qu'à contrario le fantôme de Staline occupe de plus en plus l'espace scénique au fur et à mesure qu'une sourde obscurité envahit le plateau.
Distribution sans failles et sans chichis dominée par la poignante vivacité de Marie-Christine Letort dans la peau de madame Boulgakov. L'écrivain dépressif et hirsute, lui, est incarné par Luc-Antoine Diquéro qu'on ne se lasse pas d'applaudir depuis qu'on l'a découvert il y a une dizaine d'années sous la direction de Stéphane Braunschweig ("La Mouette" et "L'exaltation du labyrinthe"). Gérard Lartigau, enfin, ne ressemble absolument pas à Staline physiquement parlant et encore moins sur le plan vestimentaire (comme quoi le Diable ne s'habille pas toujours en "pravda"), mais il en cultive, du moins sur le plan théâtral, tout l'art et le pouvoir de suffocation que requiert une telle créature.
"Lettres d'amour à Staline", mis en scène par Jorge Lavelli, au théâtre de la Tempête à la Cartoucherie de Vincennes (jusqu'au 29 mai). Coup de projecteur avec le metteur en scène, sur TSFJAZZ (8h30, 11h30, 16h30), le lundi 9 mai