Mardi 4 décembre 2018 par Ralph Gambihler

Leto

La stupeur ressentie par certains à Cannes face à un palmarès ayant ignoré Leto est désormais la nôtre. Comment le jury a pu passer à côté d'un film aussi énergique, poignant et inventif pour palmer une japo-niaiserie à la place? Aberrante injustice, d'autant que c'est un assigné à résidence au pays de Poutine qui est derrière la caméra, Kirill Serebrennikov, poursuivi pour une pseudo-affaire de détournements d'argent alors même que les milieux les plus conservateurs en Russie l'ont cloué au pilori pour son indépendance d'esprit.

On aimerait penser que "ceci n'a pas existé", pour reprendre le message qui ponctue de manière récurrente ces fameux intermèdes musicaux et oniriques dont Leto tire sa pêche d'enfer. On les adore, ces échappées fulgurantes dans lesquelles des ouvriers et des babouchkas reprennent à l'unisson des chansons de rock. Graphiquement, c'est jubilatoire, et accessoirement coloré alors que le reste du film adopte un noir et blanc qui n'a en même temps rien de grisonnant. Pour preuve, ce soleil d'été, sur une plage, le jour où Viktor Tsoï est venu proposer ses talents à Mike Naoumenko.

Ces deux musiciens de la scène underground, morts trop jeunes, ont irradié dans la torpeur "brejnevienne" du début des années 80, du temps où Saint-Pétersbourg s'appelait encore Leningrad. Le premier est devenu le Jim Morrison russe, le second fut son mentor. Le rock d'Iggy Pop et la New Wave, ils tentèrent de les "soviétiser", à leur manière, malgré la censure, les concerts chaperonnés avec public astreint au silence, ou encore ces appartements communautaires où l'inspiration musicale n'allait pas forcément de soi. Surtout avec la grand-mère faisant la vaisselle, ou alors le bébé en larmes dans la pièce d'à-côté.

Et pourtant, au travers d'une sorte d'immigration "intérieure" dans l'esprit puisqu'il était alors interdit de sortir du pays, cette génération d'artistes est parvenue à sauver son imaginaire et sa quête de liberté même si elle n'était en rien militante. Le réel, parfois, imposait de sinistres piqures de rappel. La guerre en Afghanistan, par exemple, qui nous prive soudainement de l'un des personnages du film.

Leto exulte constamment dans ce mélange d'euphorie et de mélancolie, jusqu'à cette intrigue à la Jules et Jim autour de la si craquante Natacha, la compagne de Mike qui aimerait tant embrasser Viktor... "T'as besoin d'une lettre d'autorisation ?", lui lâche-t-il, un soir, alors qu'elle lui confie son vague à l'âme amoureux. Et puis il laisse faire. Le cœur aussi a le droit de voyager.

Leto, Kirill Serebrennikov. Sortie en salles ce mercredi. Coup de projecteur sur TSFJAZZ le même jour (13h30) avec le producteur délégué du film, Charles Evrard-Tchekoff.