Dimanche 3 septembre 2023 par Ralph Gambihler

Les silences des pères

C'était une époque où il se tenait encore tranquille. Lors de son fameux Köln Concert en 1975, le piano dont dispose Keith Jarrett ne lui convient pas. Le musicien, pourtant, s'en accommode. Plutôt que de ruer dans les brancards, il manœuvre autour de l'instrument désaccordé: "Les aigus résonnent, stridents. Ce sont des aiguilles qui l'agacent, il s'en écarte, évitant les notes les plus à droite ", écrit Rachid Benzine. Les souvenirs rusent tout autant chez le narrateur du roman, lui aussi pianiste confirmé. Son père immigré dont il s'est éloigné n'écoutait rien d'autre, curieusement, que le Köln Concert dans sa banlieue de Trappes. Les jeux de silences de Jarrett faisaient-ils écho au caractère tout aussi taiseux de ce paternel que le narrateur n'a pas revu depuis 22 ans et dont le lecteur apprend la mort au début du récit ?

Dans son premier roman, Alnsi parlait ma mère, l'auteur jouait déjà du même contraste entre une maman illettrée venue du Maroc et la passion qu'elle vouait pour un classique de Balzac, La Peau de chagrin, découvert via une cassette audio. Le père aussi se révèle grâce à des cassettes audio. Après une toilette rituelle magnifiquement écrite qui s'achève par une caresse à l'épaule, le fils découvre en débarrassant l'appartement paternel une grosse enveloppe. Dedans, d'innombrables cassettes minutieusement datées à travers lesquelles son père s'adressait à son propre géniteur resté au Maroc alors que lui était parti travailler en France. Lorsqu'il entend cette voix, le narrateur frissonne. C'est une "voix sonore sans être pesante. Présente sans pour autant forcer l'écoute ". Un peu comme les notes de Keith Jarrett.

Avec une telle entrée en matière comme avec d'autres guides aussi prestigieux que le célèbre jazzman américain (on croise aussi au fil des pages la chanteuse Oum Kalsoum et le cinéaste Chris Marker...), Rachid Benzine ne peut que captiver son lecteur. Qu'il devient soudain bavard, ce père mutique, au gré d'antédiluviennes cassettes audio. Le fils se décide alors à partir en pèlerinage. Son programme de récitals attendra. Des mines du nord de la France aux maraîchages du Gard en passant par les usines d'Aubervilliers et de Besançon, il retrouve les lieux où a vécu son père et ceux qui ont été ses amis. Le souvenir de quelques grandes luttes ouvrières refait surface, mais aussi l'ombre d'une femme aimée qui n'était pas musulmane...

L'éclairage du chercheur islamologue -c'est l'autre activité de Rachid Benzine- n'est pas de trop dans ce mémorial à la géographie éclatée. De fait, les silences des pères dont il est question dans ce roman (et auquel fait écho le récent discours macronien sur leur absence lors des récentes violences en banlieue...) sont ceux de toute une première génération d'immigrés en France. Emmurés dans leur exil, ils se taisaient devant leurs fils jusqu'à l'invisibilité, comme s'il s'agissait avant tout de ne pas faire barrage à leur devenir. Terrible scène à ce propos dans le roman lorsque le père croise par hasard dans un bus le narrateur et ses amis du Conservatoire avant de descendre à l'arrêt suivant, sous la pluie et loin de la cité, pour ne pas lui faire honte. À quoi bon transmettre la douleur de ce qui a été perdu, la nostalgie de l'autre rive de la Méditerranée, ou encore les meurtrissures sur le sol français des corps aliénés, exploités et dominés ? À ce compte-là, oui, autant éviter les aigus, comme chez Keith Jarrett.

Les silences des pères, Rachid Benzine (Le Seuil). Coup de projecteur avec l'auteur ce jeudi 7 septembre, sur TSFJAZZ (13h30)