Les hommes ont peur de la lumière
Face à une certaine Amérique qui a la rage, pour reprendre une célèbre formule de Sartre, un ancien vice-président de Roosevelt qui s'appelait Henry A.Wallace faisait autrefois l'éloge du "common man ", cet homme ordinaire peu sensible aux grandes croisades et ne revendiquant rien d'autre qu'une individualité respectée et en bonne entente avec ce qui l'environne. C'était déjà là une grande promesse américaine d'une certaine manière, et ce n'est pas la moindre vertu du nouveau roman de Douglas Kennedy que d'en offrir un visage inédit à travers un personnage masculin extraordinairement touchant. Surtout quand une certaine Amérique a toujours la rage...
L'auteur comme le lecteur prennent le temps de l'observer, ce nouveau "common man " (avant qu'il ne soit la proie d'un vrai roman noir), et c'est paradoxalement la partie la plus réussie du récit. Brendan est chauffeur Uber à Los Angeles. Embouteillages mortifères, passagers caractériels qui peuvent vous priver d'un gagne-pain déjà bien maigre s'il leur prend l'envie d'alerter la plateforme pour manifester leur mécontentement... Brendan en est donc arrivé là, la cinquantaine déglinguée. Quand il bossait dans le secteur de l'électricité, il n'avait pas peur de la lumière... Et puis la crise l'a broyé, y compris dans ce qui faisait le "common man " de la grande époque, lorsqu'il suffisait au moindre coup dur de "d'épousseter ses vêtements et de repartir de zéro ".
Ainsi fait-il semblant chaque matin de trouver l'énergie pour nourrir sa famille, et notamment sa bigote d'épouse qu'il aurait dû quitter depuis des années et qui fait partie d'un groupe anti-IVG. C'est justement en transportant une cliente d'âge mûr devant l'une des ces cliniques où des femmes peuvent avorter discrètement que tout s'emballe pour Brendan comme pour le lecteur, scotché de voir à quel point Douglas Kennedy a flairé ce qui est au cœur de l'actualité américaine en ce moment depuis qu'on a appris que la Cour suprême comptait revenir sur le fameux arrêt Roe v. Wade.
Ces pro-Life ne font pas de quartiers. Attentats contre les centres IVG, trafic humain, esclavage sexuel... La faune que décrit Douglas Kennedy ne se confond pas seulement avec les milieux les plus intégristes. Un prêtre véreux et un milliardaire fielleux contribuent eux aussi à enlever ses dernières illusions à notre chauffeur Uber qui n'avait pourtant rien d'un foudre de guerre en ce qui concerne le droit à l'avortement. Surtout au contact de sa fille dont les élans "woke" ne permettent pas vraiment d'arranger des situations déjà bien tendues.
C'est auprès d'Elise, la cliente raffinée et généreuse qui l'a embarqué en premier dans cette odyssée, que notre "homme ordinaire" ouvre véritablement les yeux. Notamment lorsqu'elle lui fait remarquer, face aux illuminés en tous genres qui gangrènent la société américaine, que "tous ceux qui croient détenir la lumière condamnent souvent les autres à l'obscurité ". Cela vaut-il seulement pour les années Trump, période à laquelle semble se rapporter le récit ? On n'en est pas si sûr, tant les fractures qu'ausculte Douglas Kennedy sont difficilement cicatrisables... Ces mêmes fractures qui font dire à son personnage principal, lorsqu'il est interpellé par un policier un peu trop zélé, qu'il n'a rien à cacher, qu'il est seulement comme tout le monde de nos jours, et qu'il a peur... Tel est le triste destin du nouveau "common man ".
Les hommes ont peur de la lumière, Douglas Kennedy (Éditions Belfond). Coup de projecteur avec l'auteur, jeudi 18 mai, sur TSFJAZZ (13h30)