Les Herbes sèches
Du soleil, une colline, un arbre abîmé mais aux fruits onctueux... Son avant-dernier opus, Le Poirier Sauvage, marquait déjà un changement salutaire dans le cinéma de Nuri Bilge Ceylan au regard de ses œuvres les plus récentes: toujours la même durée-fleuve mais sous une forme moins engourdie, le verbe encore bien touffu mais avec une résonance plus contemporaine, la maîtrise du cadre et de la lumière parfaitement assumée, sauf à y ajouter une esquisse de tremblé tranchant avec la fixité plombante d'une palme d'or surcotée. L'impression d'une mise à nu, soudain, telle l'amie de jeunesse du personnage principal enlevant son foulard avant de lui offrir un ultime baiser.
Le cœur bat encore plus la chamade dans Les Herbes sèches, mais c'est un cœur en hiver. Samet, un prof un peu neurasthénique dont le prodigieux Deniz Celiloglu exacerbe peu à peu la vulnérabilité, végète dans l'insoutenable légèreté de la neige. Elle recouvre non seulement les paysages mais aussi ses propres reliefs, lui qui n'échappe à la passivité de son existence que lorsqu'il prend en photo les habitants de la région. Que fait-il dans ce trou perdu de l'Est de l'Anatolie, en Turquie ? À quand la mutation dans des contrées plus urbaines ? Comment trouver la bonne distance et ne pas donner l'impression de mépriser des collègues engoncés dans leur ronron et des élèves issus de la paysannerie locale ? Parmi eux pourtant, une jeune fille au regard un peu trop vibrant, Sevim, boule d'énergie dont la première apparition en gros plan dans un couloir de l'établissement cisaille l'écran. Bientôt, on découvrira une lettre d'amour dans son cartable sans qu'on en connaisse véritablement le destinataire...
Ce premier segment narratif, prolongé par une convocation au rectorat de Samet et de son collègue et colocataire Kenan pour des gestes éventuellement déplacés, rend le personnage principal encore plus renfrogné, même si le spectateur a aussi pu observer son côté un peu manipulateur face à une gamine finalement assez malheureuse. Sauf qu'un autre visage féminin prend alors l'ascendant. Ce point de bifurcation dans la conduite du récit, c'est Nuray. Elle enseigne elle aussi, mais dans une ville voisine. Regard intense, mystérieux (Merve Dizdar, prix d'interprétation féminine à Cannes...), avec en supplément d'âme un profil d'ancienne activiste de gauche ayant perdu une jambe lors d'une manifestation. De quoi retourner comme une crêpe l'aigreur de Samet tout en réveillant sa jalousie lorsque la jeune femme paraît lui préférer son colocataire à l'allure simplette.
Deux colocs, une boiteuse... La variation façon Jules et Jim qui s'ensuit est d'autant plus poignante qu'elle est portée par une mise en scène au sommet. On ne pense pas seulement à l'ampleur des paysages ou à la magie picturale de certaines scènes éclairées à la lampe à huile. Encore plus bluffant, l'art avec lequel le réalisateur turc fluidifie ces longues scènes dialoguées. Variation des angles, rythmique du champ/contrechamp, positionnement des personnages dans le plan... Aucune monotonie dans la manière de les cadrer ou de les décadrer. Soudain, la caméra fixe une nuque et non plus un visage. Rien ne surplombe ce qui est en train de se tramer, si bien que ce film qui parle beaucoup est surtout un film qui nous parle constamment. Ce voisinage de cœur surprend de la part d'un metteur en scène à très fort coefficient auteuriste et dont l'univers nous paraissait jusqu'ici un peu lointain, ne serait-ce que sur le plan géographique. Là, c'est comme si Satyajit Ray s'était transformé en Jean Eustache.
Point d'orgue du récit, le dîner décisif et lourd de sous-entendus qui réunit Samet et Nuray au domicile de cette dernière. La discussion vole bien haut sur la valeur de l'engagement, la nécessité du cynisme ou encore sur la "lassitude d'espérer ", mais elle n'est irriguée en vérité que par la tension sexuelle croissante entre les deux protagonistes. C'est peut-être pour cette raison qu'ils paraissent parfois se contredire. La scène s'achève d'une manière complètement folle: alors qu'il s'apprête à consommer son union avec Nuray qui a enlevé la prothèse lui servant de jambe, Samet quitte soudainement la pièce, traverse ce qui semble être un plateau de tournage -celui des Herbes sèches, visiblement- et absorbe un comprimé de viagra aux toilettes avant de revenir auprès de la jeune femme. Quel décrochage ! Dans sa trivialité même, il désamorce le pathos tout en consacrant la puissance de la fiction.
Un cœur en hiver, écrivions-nous plus haut... sauf que l'hiver est long. Il n'y aurait que deux saisons paraît-il en Anatolie où les herbes n'ont pas le temps de verdir. À peine l'été survient-il qu'elles jaunissent à toute vitesse, tel un désir amoureux privé de son éclat printanier et auquel on finit par renoncer. Tchekhov ou le poète britannique William Wordsworth cité par Elia Kazan dans Splendor in the grass (La Fièvre dans le sang) auraient adoré cette image. L'assomption visuelle qui la prolonge n'en est que plus inoubliable.
Les Herbes sèches, Nuri Bilge Ceylan, prix d'interprétation féminine à Cannes pour Merve Dizdar, en salles depuis le 12 juillet.