Les Derniers jours de Marlon Brando.
"J'ai souvent pensé que l'on écrivait son propre journal à l'intérieur du journal qui vous emploie"... Echappé provisoirement des colonnes du Monde où sa connaissance du cinéma américain lui a acquis une solide réputation, Samuel Blumenfeld s'imagine aller lui-même à la rencontre de la légende d'Un Tramway nommé Désir à l'heure de son crépuscule. Les ressources du roman lui sont profitables. Elles donnent une toute autre profondeur à la longue enquête que le journaliste avait déjà signée il y a quatre ans sous le titre: "La fin de vie pathétique de Marlon Brando".
Il est vrai qu'au-delà du pathétique, la fin de vie de Brando est un roman. Les remugles d'une déchéance physique coexistent avec les transcendances de l'icône, ses fluides maladifs vont de pair avec d'autres circularités, son "ventre inflationniste" ( "Manger chez Brando signifie se précipiter vers sa mort") est d'abord celui d'un ogre de lucidité. "Roi déchu ou monarque en décomposition ?"... Au-delà des pointillés, la légende a de sacrés restes.
Un certain Leonardo DiCaprio en fera les frais lors d'une master class surréaliste de dix jours, fin 2001, sur le thème du mensonge. Dans un hangar, près de Sunset Boulevard, et devant un parterre d'admirateurs où figurent Sean Penn et Nick Nolte, Brando fait son numéro, grimé en femme, avant d'humilier ceux à qui il soumet des exercices d'interprétation. À peine déniaisé, le sex symbol de Titanic sombre corps et bien. Le maître de cérémonie n'hésite pas à l'humilier devant tout le monde, comme pour mieux signifier le fossé abyssal entre deux générations de stars.
Cette master class, Le Parrain du cinéma américain voulait la commercialiser au travers d'un improbable site Internet à son nom où l'on trouvait aussi des recettes pour tendre à la perfection la peau d'un conga, son instrument fétiche. Ce n'était pas la seule lubie d'un Marlon Brando aussi dépensier qu'en quête d'argent. Ces achats compulsifs d'appareil high tech, cette façon de se cramponner à son téléphone, "son autre bouteille d'oxygène"... Plutôt haut en couleurs, ce "dernier tango" à Mulholland Drive. D'ailleurs, dès que le narrateur entre dans la propriété, le décor est planté: Dobermann menaçants, Glenn Miller en arrière-fond, végétation tahitienne en souvenir des Révoltés du Bounty... Au passage, on apprend qu'à l'époque, l'acteur avait refusé le rôle principal de Lawrence d'Arabie. Il préférait les vahinés aux chameaux.
Voilà pour le passé glorieux. Retour au présent, avec toujours cette volonté de contourner le sordide. Ce qu'est devenu Brando a-t-il vraiment fait disparaître ce qu'il fut, se demande le narrateur ? Ne suffit pas d'enlever les mauvaises traces, "comme la poussière sur un tableau de maître" ? Ni gêne, ni pitié, de fait, devant ce monstre sacré qui pourrit sur pied tout en récitant encore par coeur des passages entiers de Shakespeare. Son regard perce toujours. Brando porte à la fois sa vieillesse et sa jeunesse.
Quant au face-à-face avec son jeune interlocuteur, il prend une tournure quasi-fantastique. Quand l'acteur revient sur ses névroses et autres traumas familiaux (sa mère alcoolo et abandonnée, sa progéniture maudite...), Samuel Blumenfeld ne cherche pas à recréer son phrasé particulier. Le trouble gagne son lecteur. Qui parle? Brando ou le narrateur projeté sur le sujet-objet qu'il a sous les yeux ? La fameuse cape de Superman qui clôt le récit prolonge cette ambiguïté. Elle a tout d'un ultime Rosebud dont se serait entiché le monstre sacré disparu. A moins qu'elle ne fasse office de linceul pour les nostalgiques d'un âge d'or qui n'avait rien de surfait.
Les Derniers jours de Marlon Brando, Samuel Blumenfeld (Editions Stock)