L'empreinte de Parker, Gillespie et Ellington...
C'est probablement parce qu'il n'est pas issu du sérail jazzistique que ses travaux sont bien peu relayés dans la presse spécialisée. Depuis plusieurs années, pourtant, Roland Guillon relit le jazz des années 50 et 60 dans une perspective à la fois féconde et stimulante. Nous l'avions découvert en 2007 avec "La New Wave: un jazz de l'entre-deux". Ce sociologue-mélomane délaissait alors ses études sur l'emploi et la formation pour casser les frontières entre hard-bop et free jazz en insistant sur la fréquence des allers-retours entre ces deux styles. On lui doit également une belle "anthologie du hard-bop" ainsi que des angles fort judicieux sur la place de l'Afrique dans ce courant ou encore sur le rôle-clé joué, durant cette période, par ces quatre villes du nord-est américain que sont Chicago, Détroit, Philadelphie et Pittsburgh.
Avec "L'empreinte de Parker, Gillespie et Ellington sur le jazz des années 1950-1960", Roland Guillon poursuit une problématique qui lui est chère. A contrario d'une vision trop statique qui résumerait l'odyssée de la note bleue à une succession de styles complètement étanches entre eux, il montre les croisements, les échanges, les ouvertures... Ce qu'il appelle l' "imaginaire ellingtonien", notamment, et qui ne se résume pas qu'au style "jungle" des années 20, va inspirer tour à tour Thelonious Monk, McCoy Tyner ou encore Archie Shepp, chacun d'eux puisant, à sa manière, dans le caractère obsessionnel des images que Duke Ellington a fait naître et qui renvoie à la fois à sa quête musicale, à ses ouvertures vers l'Afrique et la musique savante ou encore à son approche de l'histoire des Noirs américains.
Cette notion d'imaginaire, curieusement, est moins opérationnelle pour Charlie Parker, lui dont la vie si sordide a produit au contraire une musique presque enjouée... Nombre de musiciens, en revanche (avec en tête les batteurs Kenny Clarke, Max Roach et Roy Haynes), vont s'engouffrer dans ses novations rythmiques et harmoniques avant que d'autres hardboppers rééquilibrent la densité, la virtuosité et les accélérations d'une certaine forme de be-bop par une nouvelle injection de ce qui est, selon Roland Guillon, la nourriture essentielle du jazz, à savoir le blues... "Parkeriens" et "Ellingtoniens", voir même les deux à la fois (c'est le cas d'Eric Dolphy qui idolâtre Bird tout en étant le musicien préféré d'un pur Ellingtonien comme Charles Mingus et d'un non-Parkerien absolu comme John Coltrane), vont ainsi participer aux avancées de la note bleue sans rien sacrifier de leur singularité, tandis que de son côté Dizzy Gillespie, dont l'orchestre fut un fantastique vivier de hardboppers, ouvre lui aussi une nouvelle voie en mêlant des ingrédients d'univers différents et en introduisant des rythmes caribéens.
Dans sa démonstration, empreinte d'une méthodologie universitaire qui peut parfois sembler surannée mais qui a toujours fait le charme de son écriture, Roland Guillon n'oublie pas de citer, comme dans ses ouvrages précédents, de nombreuses sessions. Il nous encourage, par exemple, à apprécier les différentes versions de "Now's the Time" -cet "étendard de la révolution bop"- par Art Blakey, John Lewis et Sonny Rollins... L'auteur contribue ainsi à parfaire une démarche initiatrice qui rend magistralement compte de la richesse du jazz et de la permanente inventivité dont ses héros ont fait preuve...
"L'empreinte de Parker, Gillespie et Ellington sur le jazz des années 1950-1960", de Roland Guillon (collection "univers musical" des éditions L'Harmattan) Coup de projecteur avec l'auteur, sur TsfJazz, le mercredi 2 novembre (7h30, 11h30, 16h30)