Lundi 4 mai 2020 par Ralph Gambihler

Le temps des ouvriers

Tic, tac, tic, tac... Marx était incomplet : le prolétaire ne vend pas seulement sa force de travail, il vend son temps et s'en dépossède dans un rythme infernal: lever, pause, reprise de la chaîne, coucher. Le temps des ouvriers tel qu'Arte nous le fait revivre, c'est l'horloge qui le dicte. Le patron n'hésitait pas, d'ailleurs, à chronométrer autrefois le temps que l'ouvrier passait aux toilettes. Ou alors à trafiquer l'horloge pour allonger la cadence. Et quand celle du robot viendra tout supplanter, alors il faudra travailler encore plus vite.

Tic, tac, tic, tac... Bernard Lavilliers raconte cette épopée sans s'énerver, Élise Caron retrouve la même aisance que lors d'un spectacle passé sur la Commune de Paris pour faire revivre les chants révolutionnaires, et on n'oubliera pas de sitôt la rythmique clinique et hypnotique de Philippe Miller (Jeanne et le garçon formidable), tout comme ces séquences d'animation graphique qui disent mieux qu'un long discours ce qu'ont été dans le monde ouvrier européen les paramètres de l'exploitation au travail.

Tic, tac, tic, tac... L'Histoire avec sa majuscule suit le même mouvement, depuis les premières factories britanniques et leur duplication en Belgique. Même enchaînement dans les révoltes: les tisserands de Silésie, les luddites d'outre-Manche, ces briseurs de machines agissant en véritable société secrète... Français et Italiens seront tout aussi "chamailleurs", comme disait récemment un président de la République rattrapé par son mépris de classe. Il y a aussi cette image terrible, inouïe: l'ouvrier allemand les bras croisés devant Hitler en 1936, à Hambourg, quand tous ses collègues font le salut nazi

Tic, tac, tic, tac...  Entre le tic et le tac se nichent la fraternité dans les usines occupées, ou alors des formes de résistance plus larvées. La tradition de la "perruque" par exemple, lorsque l'ouvrier fabriquait subrepticement des objets pour soi avec des pièces trouvées dans l'atelier. Bref, ce temps enlevé au patron. L'auteur de ses lignes se souvient encore du jeu de solitaire tout en métal que son père lui avait ramené, un soir...

Le reste relève d'un mal-être -voire d'une souffrance- au travail qui n'a pas d'âge, ce "tic, tac, tic, tac..." de l'aliénation qui vibre toujours dans les mots de Christian Corouge l'ex-ouvrier de Peugeot-Sochaux, Ghislaine Tormos qui mena la lutte à PSA/Aulnay ou encore Joseph Ponthus qui parle si bien de la déconstruction de soi dans un grand abattoir breton. Le temps s'égrène jusqu'à la disparition d'un monde et d'une conscience, jusqu'à ce que l'usine devienne une friche industrielle et la friche une attraction pour touristes. Nulle idéalisation, pourtant. Il est aussi question dans Le temps des ouvriers de ces moments où une classe sociale échappe au mythe censé la transfigurer: le ralliement au camp de la guerre en 1914, le rejet du mineur polonais, le travailleur qui bat sa femme...

Né à Prague, le réalisateur, Stan Neumann, n'oublie pas non plus de mentionner la répression des grèves à Berlin-Est en 1953, la tragédie hongroise de 1956 (dernier pays en Europe où des ouvriers prirent les armes...), ou encore l'écrasement de Solidarnosc en Pologne que le montage rapproche, dans un collage à la Chris Marker, de la grève durement réprimée des mineurs anglais sous Margaret Thatcher. L'épopée est aussi mélancolique que stimulante, surtout au moment où ce qui reste d'usines est à l'arrêt et où d'autres "premiers de corvée" s'avèrent si indispensables en ces temps corona-troublés, quand c'est un virus qui à son tour fait tic, tac, tic, tac...

Le temps des ouvriers, documentaire en quatre volets de Stan Neumann. En replay sur Arte jusqu'au 26 juin.